Tête à tête avec le ciel

Elle était loin l’époque bénie où les Palisades était un quartier résidentiel réservé à une certaine élite, et que le calme était le maître mot. Suite au Blocus, chaque maison a eu droit à son lot de malheurs : des biens volés et des familles soumises à la torture, au viol et à bien d’autres sévices. Pour sa part, son plus grand mal avait été la perte de bien de ses meubles et de ses objets de valeurs. En somme, des pertes matérielles qui ne lui faisaient ni chaud, ni froid. Elle avait eu assez de jugeotte – et prévenue par la Ligue que les choses allaient changer – pour dissimuler convenablement les biens de premières nécessités (alimentaire et médical) dans une cache assez large, et ensuite se cacher convenablement dans le bunker de l’époque – bunker qui ne fonctionnait plus et qui n’avait plus grand-chose à l’intérieur.

Lorsque le quartier avait été pillé de fond en comble, et que tout le monde s’accordait à dire qu’il ne restait absolument plus rien, l’endroit avait retrouvé un semblant de « calme ». Un mot bien exagéré compte tenu qu’il était extrêmement difficile de connaître une bonne nuit de repos, entre les gueulards, les soulards, les vauriens, les voleurs et ainsi de suite. Voilà bien une année entière que l’agent désirait déménager, dans un quelconque dépôt, et bouger au jour le jour, jusqu’à trouver une véritable planque. Malheureusement, l’alias joué, Roxana Osmani, avait un fils et par conséquent le personnage joué ne pouvait pas imaginer partir et perdre le seul lien physique qui l’unissait à ce fils altruiste et bien trop émotionnel comparé à elle. Un lien qui l’imposait de rester ici, et de réparer jour après jour cette baraque tombant dans la misère. En deux ans, elle avait déjà condamné la moitié des pièces, incapable de les entretenir convenablement – et lasse de chercher des bouts de bois, des vis et tout autre bricole nécessaire pour réparer n’importe quoi dans la maison.

Et certains soirs, l’agent partageait le profond sentiment de lassitude de son alias. Ces soirs-là, au lieu de rentrer dans cette maison décrépite, se barricader à l’abri, et faire le vide dans son esprit et dans son cœur, elle se posait sur les marches de son perron – n’ayant plus rien sur cette petite terrasse pour s’asseoir ou s’étendre – pour observer le ciel. Ce dernier était bien le seul paramètre non changeant, que l’homme n’avait pas encore réussi à ruiner totalement. Certes la pollution rendait l’observation d’étoiles compliquée, et il y avait bien des détritus dans l’espace même, mais ce dernier était bien trop infini pour que l’Humanité puisse l’endommager.

Et d’une certaine manière, que le ciel soit le paramètre inchangé dans ce chaos constant apaisait l’agent. A ses risques et à ses périls, elle restait là, et elle ignorait volontairement toutes les allés et les venus. Si elle avait à soulager un homme ou deux de passage – si jamais elle ne pouvait pas se défendre, sans compromettre sa couverture – soit, elle s’y plierait. Si elle devait croiser la route de pillards, qui pourraient voir une opportunité de se servir dans les rations et le matériel d’une médecin, à nouveau elle obéirait.

Ce soir, ni l’agent de la Ligue, ni la médecin Roxana Osmani ni aucun autre alias joué par la brunette ne désiraient de confrontation, si ce n’est la paix, la solitude dans ce tête-à-tête avec le ciel.

Il semblerait que le souhait silencieux de l’agent ne sera pas exaucé ce soir. Voilà qu’une étrange scène se déroulait sous ses yeux, allant à l’encontre de toutes les lois de la physique et démentant la notion de normalité – même selon les critères de ce nouveau Gotham. Pourtant, l’agent ne cherchait pas à vêtir son âme et ses traits d’une quelconque autre personnalité, ou de son alias habituel, Roxana Osmani, médecin talentueuse mais un tantinet opportuniste et matérialiste. L’agent se contentait d’observer, enregistrer chaque information, prête à les transmettre à son contact de la Ligue le moment venu !

Une rouquine, d’apparence délicate et frêle, avait empoigné un homme dans chaque main et les avait cognés l’un contre l’autre. Un troisième tenta de l’étouffer avec un sac. Sa tentative fut un échec et il eut droit à une jolie valse un peu plus loin. Si la force spectaculaire de la jeune fille était surprenante, la suite éveilla considérablement la curiosité de l’agent : le plastique s’évaporait par particule … Voilà qui tenait d’une prouesse, si on considérait les caractéristiques du plastique – même en quantité minime. La curiosité devint un sincère intérêt lorsque c’était au tour des grenades de connaître un destin inattendu et assurément « tragique », l’explosion supposée aspirée par une demoiselle subitement phosphorescente et incandescente ou encore de ces corps incinérés.

L’agent avait assez de jugeotte pour comprendre que, si elle ne souhaitait pas subir le même destin, elle devait tenir ses distances. Enfin, pour ne pas éveiller davantage les soupçons sur un potentiel état stoïque, elle ne devait pas bouger : elle devait rester immobile, les yeux ronds, la figure pâle et la bouche tremblante. Oui, elle devait paraître comme une femme « effrayée », qui regrettait d’avoir voulu profiter de son perron déchu. Une attitude qu’elle maintenait, même lorsque la rouquine retrouva son état normal pour farfouiller dans les sacs de ses victimes. Du coin de l’œil, la brune remarque le tremblement de ses épaules ou encore son désintérêt total pour la nourriture.

Soit la demoiselle avait la nourriture en abondance dans une quelconque cache, soit elle était constituée différemment et avait un régime particulier. Aussitôt, la médecin prend le pas sur l’agent de la Ligue, et opte pour la seconde option : il n’y avait que les puissants qui avaient des « réserves » de nourritures conséquentes et, cette fille, n’était tout simplement pas humaine ! L’agent savait : il ne fallait pas laisser partir cette fille … ou du moins la laisser s’évanouir dans la nature. Elle pourrait avoir une utilité directe – ou indirecte – à la Ligue et ses projets mystérieux.

- Je … je … qui êtes-vous ? demanda-t-elle, les lèvres tremblantes et la voix toute petite. Vous … ne prenez pas les … provisions ? termina-t-elle, dans un murmure incertain. Mais … merci. Ils pillaient beaucoup, ces derniers temps.

A chaque acte affreux, un brin de remerciement et de gratitude, comme pour installer un rapport de force entre le plus fort et le plus faible. Sans souci, Roxana optait pour être la faible dame, effrayée de la rouquine, mais heureuse d’être débarrassée de ces brutes – qu’elle ne connaissait pas, en vrai.

- Je … suis médecin. Je … Si vous êtes blessés, je peux soigner.

Malheureusement pour Kory, celle-ci donnait bien trop d’information sur sa personne à l’agent de la Ligue. Un nom suffisait pour que l’Organisation trouve un moyen de faire une recherche sur de large réseaux, et obtienne mille et une détails sordides ou importants sur la surprenante demoiselle. Un « mal » dévoilé, dans ce cas l’amnésie, était une arme offerte à l’ennemi : celui-ci aura l’avantage d’user et abuser des doutes, peurs ou défauts de l’autre pour en faire sa marionnette. Et enfin, en plus de ses talents au combat dévoilés à l’instant, révéler une autre qualité de cette impressionnante physionomie renforçait l’ascendant de l’autre, qui saura donc exactement quoi offrir – ou ne pas offrir – pour manipuler la rouquine à sa guise, le temps venu.

L’agent notait chacune de ces informations dans un coin de sa tête. Et pourtant, en parallèle, elle jouait son rôle. Il était très rare que deux personnalités – l’une façonnait, l’autre sans âme ni pitié – cohabitent ensemble mais la situation exceptionnelle nécessitait cet effort extraordinaire. En effet, il était bien difficile de jouer la médecin curieuse et surprise, alors que l’agent avait appris à ne rien ressentir personnellement si ce n’est une fidélité aveugle et obsessionnelle à l’égard de son organisation.

Roxana se lève, pour grapiller toutes ces ressources – car c’est ce que tout bon habitant du nouveau Gotham ferait –, mais l’agent garde discrètement un œil à Kory. Il fallait qu’elle puisse obtenir un brin d’ADN de cette fille : du sang, un cheveu, un bout d’ongles … n’importe quoi !

- J’étais un médecin très réputé, avant tout ça. J’avais déjà rencontré des cas d’amnésies partielles, ou définitives. Si c’est suite à un traumatisme physique ou psychologique, la mémoire peut revenir. Peut-être que je pourrais vous aider.

La voix était toujours un tantinet tremblante, et la distance volontairement imposée. L’agent devait jouer à la fois à la civile apeurée qui voudrait bien prendre les jambes à son cou et à la médecin habituée à rencontrer bien des cas graves ou dangereux et qui doit les soigner malgré tout. Un équilibre qu’elle maintient avec brio, ayant eu bien des occasions de s’exercer par le passé et encore aujourd’hui. Quiconque l’observerait n’y verrait que du feu, tant le jeu d’acteur est parfait en tout point.

- En remerciement pour toutes ces ressources, et pour nous avoir débarrassé de ces criminels qui nous empoisonnaient notre quotidien. Mais d’autres reviendront encore, malheureusement.

L’agent se tait volontairement, pour appuyer l’aspect dramatique de la chose. Il n’était pas question de lui proposer sérieusement de rester ici pour défendre la veuve et l’orphelin en échange de séance sur son amnésie – c’était une possibilité qu’elle allait présenter évidemment – mais davantage pour évaluer la capacité de l’alien à faire preuve d’empathie. Il semblerait que cette qualité soit inexistante ou alors très sélective, au vu du funeste destin de ces criminels.

- Je peux vous aider … si vous voulez bien continuer à nous aider, de temps en temps.

Rien n’était gratuit à Gotham : celui qui offrait un service ou un bien sans contrepartie était définitivement louche ! Alors, pour ne pas nourrir les suspicions des uns et des autres, l’agent troquait service contre bien ou service contre service. Elle respectait simplement l’adage : à Rome, fais comme les Romains.

La rouquine ne cesse de surprendre l’agent de la Ligue. En plus des autres spécificités dévoilées, la demoiselle se révèle être dotée de la capacité de voler à une vitesse fulgurante – mais que la brune ne pouvait pas définir exactement par manque de moyen. Si elle savait maintenir ce rythme de façon constante, alors dix minutes pouvaient supposer bien des choses. Par exemple, à elle pourrait être capable de survoler toute la ville d’un bout à l’autre, et potentiellement sans la moindre égratignure causée par quelques phénomènes physiques associées à de telles prouesses. A cet instant, l’agent voyait en cette femme à la fois un atout, et un obstacle. Ses talents pourraient être utiles à de petits ou grands projets pour toute organisation confondue, mais son amnésie ou son imprévisibilité pourraient devenir un danger – ou fausser tout bonnement le jeu des forces en place. Il était impératif de la maîtriser ou, au moins, la suivre.

L’Amnésique revient avec un sac aux épaules. Lorsque le contenu est dévoilé, l’Agent laisse son alias s’exprimer. Elle feint un haut-le-cœur, avec une petite lueur triste, face à cette vision bien triste. Cependant, il n’est nullement question de vomir, d’être effrayée ou de s’apitoyer longuement. La mort était partie intégrante du métier de son alias : il fallait l’accepter, au risque d’être écrasée par son poids – ou être paralysée par son souffle glacé mortuaire.

- Il faut la laver, l’habiller convenablement et puis l’enterrer, indiqua « l’humaine ». Certes, elle était faite de chair et de sang mais l’absence totale de moral, de scrupule ou de personnalité ne la distinguait guère d’une quelconque machine. La mutante se rapprochait davantage de cette espèce dont elle se distingue pourtant, que l’agent. Je peux aider, avec les maigres ressources.

Rien n’était gratuit dans ce nouveau Gotham. Or, cette femme promettait un sacré prix pour ce maigre service. La médecin fait signe à Kory de la suivre chez elle, et notamment jusqu’au canapé.

- Attendez-moi ici. Je vais allez chercher le nécessaire.

Une bassine d’eau, un chiffon propre, un peigne et une robe suffisamment large et pas trop colorée pour couvrir la petite morte. Elle descend au fur et à mesure avec les instruments, les arrangeant sur la table. Lorsque l’attirail de l’apprentie croquemort était réuni, elle s’y attelle. Cependant, son geste s’arrête assez vite au tissu même. Des runes étaient gravées sur ce bout de vêtement. Aussitôt après, elle se rappelle des larmes vertes ou des paroles prononcées par la créature. De plus, son regard acéré remarque quelques anomalies pour un cadavre, dont notamment une excellente conservation.

- Est-ce que je peux débarrasser Amanda de ce tissu, quelque temps ? Souhaitez-vous que je l’habille avec à nouveau ? Le plus important est qu’elle soit … prête, c’est-à-dire propre et habillée convenablement.

Discrètement, l’agent se renseignait sur l’inconnue et ses pratiques funéraires. Elle disait avoir « oublié » et pourtant, elle savait user de son pouvoir, maintenir une discussion, user de ses différentes capacités motrices … Il semblerait donc que Kory expérimente une sorte d’amnésie « sélective », terme très vulgaire de pathologies possibles suite à de gros chocs ou événements traumatisants.