To the Stars

L’homme se débat. Je ne sais pas vraiment à quel point je dois forcer mais comme toujours, il n’est pas question d’employer la force « juste nécessaire ». Je fais toujours tout ce que je peux pour prendre l’ascendant, pour abattre l’ennemi et le priver de tout espoir de riposte. De survie. La mort est plus simple à donner quand la victime s’est déjà faite à son destin. Ce n’est que rarement le cas. Sur tous ceux que j’avais tués depuis le début, combien s’étaient fait à l’idée de rejoindre leurs proches, et d’en finir avec tout ce poison qui détruisait leur existence ? Très peu. Leur mort à eux avait été mémorable. C’était un fait. Eux avaient compris. Pas celui-là. Lui se comportait en adversaire. Bien qu’entraîné de force dans l’ombre, il s’était mis à me donner de grands coups de poing, dont un qui m’avait à moitié sonné malgré le masque renforcé que je portais. D’ordinaire, je les exécutais avec ma face proche de la leur. Qu’ils voient au moment de succomber leur âme rejoindre celles de leurs proches. Pas lui.


Cet homme est-il mon ennemi, de toute façon ?


Il ne m’a rien fait. Non, je suis là pour lui. Pour le libérer. Même s’il ne le veut pas. Après avoir encaissé ses coups, je l’avais bloqué, paré. Je l’avais frappé à lui en exploser la lèvre inférieure et l’arcade gauche, à maculer mes gants de sang, qui avait aussi éclaboussé mon masque et mon pare-balles noir. Et puis il y avait ce baril, dans l’allée derrière l’Opéra. De gros barils bleus, qui devaient contenir des boissons jadis achetées en gros pour les clients du bel endroit. Aujourd’hui pleines de merdes et d’eau de pluie, dans lesquelles j’étais en train de le noyer. Il y a des bulles qui remontent, des cris étouffés par le liquide. Ses mains qui cherchent des prises pour me griffer la peau. Il n’y arrive pas. Combien d’hommes dans ma vie avais-je réduits au silence de cette manière ?


Je me demandais ce que penserait Miss Daisy de tout ça. Sans doute s’enfuirait-elle en courant.


C’était trop tard, de toute façon.


C’est vite fait, bien fait. L’homme ne bouge plus. Quand je le lâche, reprenant mon souffle sous mon masque, il ne sort pas de l’eau. Et se contente de flotter, sans ressortir la tête de l’eau noire.


| Ca ira mieux, maintenant. Je te le promets, Robert Greene. | Je tapote le haut de son dos dans un geste de compassion.


Je me fige. Reste silencieux deux secondes. Un léger bruit derrière moi et je dégaine, pivotant sur mes talons avec vitesse et précision pour braquer de mon arme cette personne, plus loin dans la ruelle. Silhouette dans le noir. Silhouette de femme. Que je connais. Mais je ne vois pas dans le noir. Je reste silencieux quelques secondes, pistolet droit sur sa poitrine. La voix est sourde, grave sous le masque.


| Désolé si j’ai tué ton gagne-pain, chérie, mais ce type et moi étions déjà en affaires. |


J’arme le chien, même si ce n’est que psychologique pour elle d’entendre le clic ; l’arme n’en avait nullement besoin pour tirer.


| Montre voir tes mains. |

La silhouette me dit quelque chose, vraiment. Et je me sens sur mes gardes, comme si le péril était mortel. La silhouette et l’ombre ne sont pas bien épaisses. Cheveux en cascade. Sombres, sûrement, sinon ils rendraient sans doute un peu plus les lueurs de l’éclairage environnant. Je ne savais pas qui c’était mais c’était le genre de doute qui n’avait rien de positif ; à aucun moment je ne me disais « oh chouette, c’est cool, ça doit être une copine ! ». La vie c’était pas chouette et j’avais pas de copine, de toute façon. Sauf peut être Miss Daisy, mais comment qualifier notre relation par des termes qui ne seraient pas issus du monde d’avant et vides de sens dans la situation actuelle. Ce n’était pas une aide en tout cas, cette forme d’instinct, de sixième sens que l’on développait à force de bouffer de la merde pendant des années. Ce genre de radar à problèmes, qui nous signale toujours d’une façon ou d’une autre quand on va forcément finir par dérouiller.


Je braque ma cible, pas encore tout à fait décidé à l’abattre. Ce n’est pas que j’aurais des scrupules à le faire sans sommation, ni même d’abattre une femme. Mais il n’en reste pas moins que ce qui suit va beaucoup trop vite. Un éclair lumineux claque dans l’air, juste au bout de ma main qui se prend l’équivalent d’un mur ; mon flingue tombe au sol et glisse plus loin. Je n’ai pas le temps de finir de dégainer mon poignard de combat que je suis déjà plaqué contre un mur, à demi-assommé par la violence du choc. J’ai l’impression que ce mur, je l’ai pris en pleine course, et on me tient d’une poigne de fer. Je voix de petits points noirs éclater devant mes yeux, comme autant de fleurs de sang qui contraignent mon champ de vision.


Je reprends mon souffle, écarquille les yeux pour essayer de remettre un peu d’ordre dans ma tête et dans ce que je vois. Mais de danger, mon corps a conclu finalement à danger mortel. L’adrénaline  coule à flots et irrigue tout mon système nerveux, tandis que je distingue sous mon masque…


Wonder Woman. J’écarquille plus largement les yeux et reste bouche bée alors que la brune m’interroge, brutalement, en me demandant pourquoi j’avais fait ça. Je faillis répondre bêtement « fait ça quoi ? » mais je sens que je me serais sans aucun doute fait casser la figure, alors par instinct de préservation je déglutis, et j’ai un goût de sang dans le fond de la bouche. Je soutiens son regard de sous le masque. C’est plus fort que moi, même en présence d’une véritable déesse de la guerre, j’en suis encore à réfléchir à toute vitesse à comment me sortir de là. Tirer le poignard et lui planter quelque part, était-ce seulement jouable ?


Je serre les dents, j’encaisse la peur et la douleur. Je vais m’en sortir, comme toujours. La mort m’aime trop pour vouloir de moi. J’affronte son regard, même si elle doit avoir du mal à lire autre chose que la folie dans le mien, tandis que je lis dans le sien toute la force et la puissance de sa confiance et de sa détermination.


| Parce que je le devais. |


Si je tire le poignard, où le planter ?


| Ainsi, vous avez survécu. J’en suis content. |


Je continue de la dévisager.


| Mais vous arrivez trop tard. Pour lui, comme pour tout le monde. |

Je n’y arrive plus. A tenir. Elle est trop forte, et elle est bien trop différente de ce à quoi je suis habitué. Il n’est pas possible de haïr quelqu’un comme Wonder Woman, à moins que cet ange que l’on disait de nature divine ait porté un sale coup aux gens que vous aimiez par dommage collatéral… Elle symbolisait tant de choses positives, pas comme Batman qui mutilait souvent ses proies sans parler d’un Superman dont l’étendue des pouvoirs pouvait provoquait des catastrophes incommensurables. Je n’arrivais pas à la haïr. C’était plus facile de se battre contre quelqu’un que l’on détestait. Je ne peux pas me résoudre à lui inventer des vices et des horreurs pour l’incriminer. De fait, elle est étrangère à tout ce qu’il m’arrive, à tout ce que j’ai subi et moi-même provoqué. Elle n’y est pour rien. Certains pouvaient lui reprocher d’être partie, avec tous les autres super-héros. Mais franchement ? S’ils n’étaient pas partis, on aurait pu tous disparaître en un claquement de doigts. Alors…


C’était peut être pour ça que je devais leur en vouloir ?


Avoir apparemment accompli leur mission, et permis l’horreur de l’accident et de ce que j’étais devenu ? J’étais fou. Mais pas à ce point-là. Pour un militaire de carrière comme moi c’était totalement absurde de reprocher à qui que ce soit l’accomplissement de sa mission. Alors que faire ? Simplement accepter mon sort, parce que je savais très bien que je le méritais. Mais me défendre, et risquer de nuire à quelqu’un qui pouvait empêcher des tas de gens de finir comme moi ? Je n’en savais rien. La migraine pulsait dans mes tempes à m’en faire gémir de douleur, mais je me contenais en serrant les dents et en me concentrant sur le goût ferreux, métallique, que je sentais dans le fond de ma bouche.


| Owh ! |


Le masque m’est arraché. La sangle de cuir qui le tient fermé lâche au niveau de ses propres fixations sur le masque. Le choc est terrible, m’assomme à moitié. C’était comme arracher de force une ceinture de sécurité en faisant craquer la couture avant son attache, et ça se jouait derrière mon crâne. Je dodelinais de la tête, à demi KO par le choc. Je reste là, suspendu. Froid, comme sensation, le vent frais chargé d’humidité m’imprégnant tout à fait. Puis je retombe au sol, trébuche à genoux. Je me tiens la tête ; un peu de sang sur mes gants, sans doute la sangle qui a dû râper la chair avant de craquer… Je saigne, derrière la tête. Un peu. Suffisamment pour que de petits fleurs de sang reviennent une fois encore dans mon champ de vision.


La guerrière tire ma victime de sa prison d’eau et de mort, et l’étend sur le bitume. Je relève les yeux vers elle, cherche mon masque juste après. Mais elle l’a déjà dans ses mains. La brune veut savoir pourquoi je l’ai tué… J’ouvre la bouche. Mais pour répondre quoi ? Elle ne comprendrait pas.


| Comme vous, je pense. Je suis comme je suis. Et je fais ce pourquoi je suis fait. Je suis là pour réparer les erreurs de la mort. Pour combler le vide béant qui avale tous ceux qui ont tout perdu, sauf la vie. |


Je me redresse, me campe aussi fermement que possible sur mes jambes.


| Il faut bien que quelqu’un le fasse quand ces gens sont incapables de le faire par eux-mêmes. |


Je secoue la tête.


| C’est sans doute plus fort que moi, simplement. Y’a rien qui peut l’arrêter. Pas même vous. Alors autant me fracasser tout de suite contre le mur, ça éviterait à d’autres gens de crever. |


C’était de la détermination dans ma voix… Ou bien de l’espoir ?

Ma tête est douloureuse. Je ne sais pas si ce n’est pas une question de migraine uniquement ou si c’est à cause du masque. Ou bien les deux. Mais j’ai dégusté. C’est un fait. Je ne saurais trop dire pourquoi, ou comment. Mais je ne me sens pas bien. A moins que ça ne soit la présence et l’aura de l’héroïne ? Elle ne me laisse pas insensible. Elle n’a jamais laissé qui que ce soit insensible. Des criminels se sont déjà rendus rien qu’en la voyant arriver, Justice League ou pas… Parce qu’elle a les pouvoirs d’une déesse, et la volonté qui va avec. Parce qu’elle ne fait pas de mal aux gens ; elle n’est pas comme les autres héros, qui cassent autant qu’ils protègent.


Mais moi, je ne pouvais pas me rendre. J’avais une mission. Et elle était toujours en cours. Je » ne pouvais pas abandonner. Ce n’était pas dans ma nature. Et je commençais à sentir de plus en plus qu’au fond de moi, j’en serais même physiquement incapable. Je tuais depuis trop longtemps pour m’arrêter, maintenant. J’aimais ça ? Peut être. Ca serait triste. Ca serait sans doute la fin. Et je croyais en ce que je faisais, de toute façon. En toute cette tristesse, ce désespoir,tout ce que je lisais dans leurs yeux au moment de les amener de vie à trépas, au moment où mon masque ne leur renvoyait que la lueur de leur tout dernier soupir.


Sa main est chaude, contre ma joue. Etrangement, malgré sa force, l’épée qu’elle maniait et le bouclier, elle n’était pas calleuse. Elle était douce. Je la regardais, yeux écarquillés. J’avais peur, forcément. Elle pourrait me frapper si fort que son poing pouvait m’enfoncer la cage thoracique et transformer tous mes organes en purée sanguinolente. La peur m’avait toujours mené. Parce qu’elle aidait le guerrier. Mieux entendre, mieux voir, mieux anticiper. Tout en mieux. Tant qu’elle était maîtrisée… Et elle l’était. J’en étais à calculer mes chances, parce que même si Wonder Woman était parmi les meilleures personnes de cette planète, elle se retrouvait de l’autre côté de la barrière… Et c’était un danger.


Un danger, même de quelque chose de bon, ça restait un danger. Même si ça avait la peau douce, et une gentillesse infinie dans le fond des yeux. Je ne réponds pas quand elle me demande qui je suis pour juger des choses de la mort. Elle ne me croie pas. Personne ne me croie. Ca ne sert à rien d’en débattre. Je suis fou, et je le sais. Ca ne m’empêche pas de continuer, car c’est une vérité qui a marqué mon âme au fer rouge. Je secoue la tête et déglutis, essayant de chasser les prémices d’un craquage nerveux définitif.


| Ma femme, mes deux filles. Mais vous ne voyez pas ce qu’on a perdu, pendant que vous étiez partis ? Regardez autour de vous ? Plus rien n’a de sens ? Alors qu’est ce que ça peut foutre ce que moi, je fais ? Moi, je rétablis les injustices. La pommade, ça marche pas pour ce qu’on a, vous comprenez ? |


Sans doute que non. Mais tout le monde n’avait pas des supers pouvoirs pour affronter la vie et la mort.


| Lui, il avait perdu ses deux fils dans une battle royale au Knights Stadium. Ils n’ont pas survécu aux gaz de combat du Joker. Lui si. Sans masque. Sans rien. Il est en paix, maintenant. |


Et ma paix à moi, elle vient quand ?

Je savais que je restais sur la corde raide. A force de jouer avec le feu, on finissait par se brûler, et cela n’avait jamais été aussi vrai qu’en cet instant précis où votre serviteur se retrouvait seul et sans ressource face à quelqu’un comme wonder woman. C’était terrible comme constat d’impuissance que de considérer qu’elle pouvait me réduire à l’état de brindille. Je devais ruser si je devais m’en sortir, mais comment ? En sus, il fallait pouvoir la voir, la canaliser… Et affronter son regard. C’était sans doute cela le pire, au fond. C’était la sensation d’être en faute quoiqu’il arrive. J’avais l’impression d’être jugé. Ausculté aux rayons X, l’âme désolée frappée de son regard divin et de tout ce qu’elle implique par sa seule présence.


Son contact est étrange. Chaud et doux. Mais pourtant si dur, si puissant. Comme s’il s’agissait d’une déesse protectrice qui me voulait du bien, mais qui pouvait me broyer si l’envie lui en prenait. Je restais là, donc, face à elle. Bien conscient que je ne pourrais sans doute pas rivaliser sur un plan physique même avec de la préparation et de la ruse… Alors je devais encaisser. Prouver ma valeur, d’une façon ou d’une autre. Et assumer, c’était indispensable. Autrement je perdrais la face et l’honneur en même temps que je finirais par me faire réduire en poussière juste pour me punir en plus du reste de m’être montré faux-jeton. La guerrière baisse la tête, comme si elle encaissait elle-même mes pertes. C’était impressionnant d’avoir autant de compassion. Moi j’en étais incapable, désormais. Mais je n’en étais pas à ce point-là, de la rejeter alors qu’elle faisait preuve de tant de gentillesse…


| Oui, ça l’est. |


Vérité vraie. La guerrière me confirme qu’elle est partie sauver tout le monde. Elle veut lutter contre le mal, rétablir la justice, combattre pour ce en quoi elle avait toujours cru… Ce que je pouvais comprendre. Sa compassion est terrible à vivre, à ressentir. Elle fait monter en moi un niveau de culpabilité énorme, qui contribue largement à me flanquer la migraine et la nausée. La folie pointait le bout de son nez et tout échappait à mon contrôle. Je … Je ne savais tout simplement plus quoi faire. Etais-je sensé renoncer, maintenant ? Je ne savais pas. Renoncer pourquoi faire ? Je ne pouvais pas abandonner, j’étais Mirror. Mills était mort. Depuis deux ans maintenant.


| Je suis perdu et aveuglé, peut être, mais je sais ce que je fais. Je n’arrêterais pas. Je dois réparer le destin, vous comprenez ? Imaginez… Imaginez que vous ayez perdu tous ceux qui comptaient pour vous, vous réagiriez comment ? Vous arriveriez à continuer ? Moi je n’ai pas votre force morale. Je me suis battu toute ma vie… Et maintenant, je suis vaincu. Je suis arrivé au bout de ce que j’étais capable d’endurer. –


Je mla regarde, yeux rougis, au bord du craquage nerveux.


| Je suis comme je suis. Je fais ce pour quoi je suis fait |

J’étais perdu. La plus grande confusion m’avait imprégné l’esprit. Maintenant, il n’y avait plus de raisons qui me poussait à me défendre. Wonder Woman n’était pas là pour me coller une trempe, de toute évidence. Et paradoxalement cela me rendait la situation moins facile. Ca aurait été bien plus simple qu’elle soit là pour se battre. Pas que je pense avoir une chance de gagner bien entendu… J’avais vu ses exploits à la télévision, comme tout le monde, et en tant que militaire de la plus haute instance de renseignement de l’armée, j’avais aussi eu entre les mains quelques rapports qui faisaient mention de ses activités. Je savais donc qu’en combat frontal dans la perspective où c’était elle qui viendrait me chercher, je n’aurais pas la plus petite chance. Ca aurait été rapide. Propre et net. Un coup de glaive, ou pulvérisé par un coup de bouclier.


Alors, j’aurais été libre.


Mais ça ne suffisait pas. Ca ne suffisait jamais. Le destin s’amusait depuis des années à me faire des pieds de nez. J’aurais dû m’attendre à ce que les choses n’évoluent pas dans le bon sens, qu’une fois encore je me retrouve au pied du mur sans capacité à agir, sans aucune échappatoire. Je ne pouvais pas me plaindre. Mon sort était trop doux et trop pénible à la fois pour un meurtrier de mon espèce, pour un cinglé dans mon genre.


Je préférais l’idée du coup de bouclier.


La guerrière ne se rend même pas compte que je suis au-delà de toute rédemption. Elle est là et elle m’aide. A sa manière. C’est peut être encore plus fou que ce que je ne suis. Et le pire c’est qu’elle semble compatir… Elle semble triste par ce que j’ai vécu, ce que j’ai été forcé de faire à cause des circonstances… Il n’y a rien de plus triste que ça. Je tremble à en crever et je pleure, parce que c’est tout ce que je sais faire, c’est la seule réaction que je sais avoir. En silence, sous la crasse et la suie qui me maculent le visage. Sans rien dire. Sans me plaindre. Tout ça, c’est déjà plus que je ne sais en supporter. La belle me dit qu’elle sait ce par quoi je traverse. Elle me confie ses sentiments pour un disparu. Et met en avant sa résolution. Sa force surhumaine me hisse sur mes pieds. Les larmes continuent de me strier le visage mais je ne montre plus d’émotions, plus rien, regard perdu dans le vague par-dessus son épaule à elle ; croiser son regard était trop difficile, trop douloureux.


| Elles ne sont plus là alors, c’est tout ce qui compte. Personne ne peut plus juger. Pas même vous. Je suis au-delà de toute rédemption, avec tout ce que j’ai fait. |


Finalement je la regarde, les yeux encore rougis et humides.


| Vous ne pouvez pas être ma force. Ma force est morte dans le bruit et dans le feu. Soyez celle de ceux qui peuvent encore être sauvés. Que je vous ai pas tirée de là pour finir par me faire trouer la peau pour rien. |


Je savais qu’en plus dans d’autres circonstances, j’aurais essayé de la tuer. Et je pouvais encore le tenter. La survie était un réflexe chez moi ; c’était pour cela que je n’avais pas su me suicider.


| Vous devriez me tuer, avant que je ne tue d’autres gens. C’est ça votre mission, à vous. |


Je produisais un coûteau. Pointe contre son ventre ; si occupée à me regarder, à me scanner de sa morale et de sa bienveillance, qu’elle n’avait pas senti le geste si infime, si ténu, hors de son champ de vision. Je presse d’un rien, et prends un ton suppliant. Peut être la vague menace physique sera-t-elle suffisante?


| S’il vous plaît… Faites-le. |

Quoi dire, quoi faire ? je ne savais plus. J’étais perdu. Complètement à côté de mes pompes. J’avais l’impression d’être plus ivre que jamais, rond comme une queue de pelle. Physiquement, j’entendais. Car j’avais tous les symptômes d’un type qui avait plus qu’abusé de la bouteille. La terre se dérobait sous mes pieds, et je me sentais pris de vertiges. La gravité me semblait relative, et je me sentais proche de tomber plusieurs fois, quand je n’étais pas tenu par la divine qui venait de me fracasser contre le mur. J’étouffais à demi, haletant sans effort, le cœur serré non par la peur ni l’angoisse mais par le gouffre dans lequel je tombais, vivant et éveillé, et qui se rappelait à moi à nouveau maintenant que j’étais confronté à ce que j’étais devenu. Le nez dans la merde, jusqu’à m’étouffer dedans. Je ne pouvais pas me plaindre. J’étais au-delà de ça. J’avais compris depuis longtemps ce que je provoquais, ce dans quoi je m’enfonçais.


J’en avais conscience. Je savais ce que je faisais. Dans ma folie, je continuais d’assumer. Quel autre choix avais-je ? Malgré les ténèbres dans lesquels je m’enfonçais, je me dissociais toujours des autres tarés de la ville. Peut être était-ce absurde que de me considérer dans un autre camp, mais je n’avais pas le choix. Pour le peu de santé mentale qu’il me restait, j’avais encore besoin de me sentir au-dessus du lot, dépositaire d’une forme d’honneur et de courage qui n’appartenait qu’à moi, que je ne partageais surtout pas avec tous ces gens qui dehors, tuaient, violaient et pillaient pour leur seul profit.


La déesse combattant me retient. Elle essaie de me faire entendre raison. Elle ne connaît malheureusement rien à la folie. Ses paroles sont apaisantes au-delà de tout ce que j’ai pu connaître ; elle me rappelle ma femme, ma mère, mais sans fausse note. Si pure…


Et si idéaliste. Je restais un tueur averti, même maintenant, même dans cet état de vulnérabilité avancée. La belle me rappelle son sauvetage, et le besoin que je pourrais avoir de me racheter. Elle voit de l’espoir, quand je ne vois qu’un océan de sang et de souffrances. Elle pleure, elle aussi, submergée par l’émotion et la compassion. Je sens mon âme lacérée, laminée par autant de bonté aussi brute et gratuite.


Ma tentative échoue, alors que je grogne dans la sensation que la brune va sans doute me péter l’articulation. La douleur me lance comme un éclair, mais elle me maintient. Son visage s’approche, et malgré l’humidité de mes yeux je vois clairement ses traits si délicats. Ses yeux pleins d’émotion. Son baiser sur mes lèvres me fige. Je la contemple. Il n’y a pas de désir dans son baiser. Seulement une forme de compassion, de bonté.


Alors, je la serre contre moi.


Et je pleure en silence, contre elle.


| Je voudrais tellement les rejoindre… |


Je l’embrasse sur la joue, sur la clavicule. Je la serre plus fort.


| Je les aimais tellement, plus que ma vie, plus que tout le reste. |


Yeux embués de larmes bien réelles, la lame que je recherchais de ma main à tâtons perce sa tenue. Se coince dans ses cuirs. Mais je pousse. Légèrement. Son visage se fige. Je serre les dents, râle dents serrées pour pousser la lame plus loin.


| Je suis tellement désolé… |

La chair se perce sous la lame. J’en ressens le contact, la libération quasi-jouissive d’avoir réussi à percer la première défense, le cuir puis la chair, et de sentir l’acier s’enfoncer dans du mou, dans du liquide. Je suis un tueur, un prédateur. Le genre qui ne s’arrête pas, qui ne se détourne pas de son objectif. Je devais mourir, si je n’avais aucune raison de la tuer. Enfin toute cette histoire sans queue ni tête commençait à avoir un semblant de sens. Je me sentais en chute libre. Le gouffre, j’étais tombé dedans, enfin. Maintenant je me contentais de me laisser à la seule gravité et de ma chute, sans respect pour la vie, et encore moins pour la mienne. La brune veut me tendre la main. Mieux, elle tient à me sauver. Je sens que c’est important pour elle… Mais la certitude absolue de ne pas mériter cette bonté me met au supplice de ma culpabilité, de mes remords, et je ne sais plus quoi faire pour m’empêcher de vriller.


Alors je vrillais.


Sa bonté la perdra. Sans doute pas face à moi, mais face à des individus dotés de pouvoirs. Ceux qui étaient encore plus dangereux, encore plus à même de lui faire payer sa gentillesse et sa dévotion à l’Humanité.


La belle me dit que je retrouverais les miens quand le moment sera revenu. Elle me console. M’embrasse, encore, m’électrise. Je sais qu’elle ne fait pas ça pour m’allumer, comme le feraient d’autres femmes que j’avais pu rencontrer. Ses baisers sont ceux que l’on fait à un enfant que l’on veut rassurer et consoler. Elle pleure à chaudes larmes, sur le sort de ma famille. Cela m’émeut au-delà de presque tout ce que j’avais pu voir et vivre dans mon existence. Mais ma lame coupe court à ses bons sentiments. Son regard se fait surpris, elle ne s’était pas attendue à se faire poignarder, pas ici, pas maintenant. Mais son regard continue de me torturer. Comme si je l’avais trahie. Jeté sa confiance aux orties. Parce que c’était réellement ça qu’elle avait fait ; m’accorder du crédit, de la confiance, là où personne ne l’avait jamais fait.


C’était bouleversant. Mais je n’ai pas le temps de réagir ; elle lâche qu’elle doit me sauver et m’emporte d’une poigne de fer, de puissance divine. Et se met à courir. Je me débats, forcément, et en passant le coin d’une rue je me retrouve à me cogner le coin de la tête contre un angle de rue et la dernière sensation que je ressens est celle du front trempé d’un liquide chaud.


Quand je m’enfonce dans les ténèbres, je ne me surprends pas à souhaiter qu’elles soient définitives.


Mais non. Je me réveille. Yeux dans le vague, je vois flous, j’entends difficilement. Ca bouge, autour de moi. Je tire sur mes mains, alors que je me sens étendu. Sur un lit. Menotté. Non, coincé. Je regarde mes mains et je note les poignets enroulés, serrés à en crever, autour d’une barre de fer distordue. Je regarde au pied du lit et je la vois, ayant remonté le bas de ses cuirs pour jauger la sévérité de la blessure que je lui ai infligée. Elle saigne, beaucoup, en longs filets carmins de son ventre musclé. Elle m’interroge et je doute avoir tourné de l’œil bien longtemps, même si le sang a commencé à coaguler sur ma paupière et le côté droit de mon visage.


| Il fallait en finir. |


Je soupire, je regarde le plafond.


|Si vous n’arrivez pas à me tuer, je vais bien devoir vous aider à le faire… Je le mérite, dix fois plutôt qu’une. |


Je change de stratégie.


| je ne mérite pas votre pitié. J’ai tué des tas de gens. Des femmes. Des enfants. Des innocents. D’autres qui ne l’étaient pas. Et si vous ne m’empêchez pas définitivement de nuire je continuerais. |


Je souffle, vers elle.


| Rendez moi mon masque. Mon visage. S’il vous plaît. |

On nous apprend diverses techniques, dans les forces spéciales. Pour faire face à ce genre d’adversité. Qu’elle soit sous un joli minois ne change rien. Le diable se cache derrière les faciès les plus amicaux, les plus prompts à nous manipuler, à nous trahir. Je suis tellement conditionné par mon entraînement que lorsque mon esprit et mes nerfs se sont approchés de leur point de rupture… La pratique a pris le relai. L’entraînement a été intense, et continu sur des années. Les simulations de captures et d’interrogatoires ont parfois été brutales et violentes. Mais je les ai passées. Wonder Woman m’amène au-delà de mon seuil de tolérance, sévèrement esquinté par les circonstances. Je n’aurais pas dû ‘laider à survivre à son retour. Pris sur le fait, sous la surprise de l’évènement, je n’avais pas bien réagi. Mon entraînement et mon conditionnement, là encore, m’avaient poussé à la protéger, à la défendre, elle qui incarnait la justice et la morale, incapable de se protéger elle-même en ces heures de grand péril, déjà blessée par les circonstances qui l’avaient amenée à revenir sur terre…


Mais je n’aurais pas dû. La déesse de la guerre était trop forte. Et sa vertu la poussait forcément à s’opposer à moi. Alors si je l’avais blessée… Autant dire que ce n’était qu’un coup d’épée dans l’eau. Les informations l’avaient montrée en train de battre des groupes entiers de combattants, de terroristes, voire même de chars d’assauts. Alors j’étais qui moi, dans tout ça, pour espérer la combattre ? Je ne le faisais pas sans arrière-pensée, toutefois. C’était assez clair à mes yeux. Je ne pouvais pas nier que provoquer Wonder Woman dans l’espoir qu’elle me tue enfin ne m’avait pas caressé un certain endroit de mon esprit…


Mais non. La belle restait incorruptible. Alors, je devais changer d’angle d’attaque, sinon tout cela n’aura servi à rien…  Je la regarde désinfecter sa blessure, puis revenir vers moi. Elle m’éponge le sang. Tant de bonté, de grâce, ce serait à en chialer putain de merde. Mais non. Je reste digne. Je le dois au moins pour moi, car ma dignité je l’ai déjà bien assez malmenée ces derniers temps et il est désormais compliqué d’assumer tout ce que je continue de faire.


| La souffrance n’est en rien une excuse. Jamais. |


C’était trop facile de trouver des circonstances atténuantes à un criminel. J’avais encore assez de recul et de pragmatisme pour me dire que non, en effet, je ne comptais pas me réfugier derrière la douleur et la folie pour expliquer et excuser ce que j’avais fait. Ma mission, cette chose qui s’imprimait en moi comme la seule réalité et la seule boussole de mon existence, ce n’était pas quelque chose que je pouvais renier même si j’en souffrais et que je provoquais horreurs et désastres. La brune continue d’expliquer qu’elle veut me voir vivre, et je me tends, me contorsionne pour me débattre quand elle prend mon masque en mains et le brise, après l’avoir accusé de m’empoisonner l’esprit.


| Non ! Non ! NON ! |


Trop tard. Mais je panique. Fébrile, je ne débite plus pendant de longs instants que des plaintes et des jurons, le tout parfaitement incohérent, implorant sa pitié et lui intimant d’avoir la compassion et la bonté de mettre fin à mon supplice, la suppliant de s’exécuter pour mon bien et de celui de tout le monde. Je finis par fermer les yeux pour empêcher de couler les larmes de rage et de haine, envers elle mais surtout envers moi-même. J’essaie de me discipliner, expirant le plus calmement possible pour reprendre le contrôle de mon corps et de mon esprit qui vacillait. J’étais au supplice d’une migraine intense, qui me prenait avant chaque meurtre sous le masque de Mirror. Mais je n’avais plus aucun exutoire pour ce faire.


| Je ne suis plus que Mirror, avec ou sans masque… |


Changer de stratégie. Survivre et continuer,d’une manière ou d’une autre. Mantra si proche de ses paroles à elle, mais c’était bien la voix de mon instructeur de jadis que j’entendais, et pas la sienne, si douce et si pleine de compassion. Un long moment file.


| Comment… Comment pourrais-je être sauvé ? |

J’ai la gueule de travers mais j’espère encore avoir les neurones à l’endroit. Rien de grave dans tout ceci mais je ne peux pas prendre le risque d’être trop longtemps enfermé aux côtés d’une jeune femme aussi puissante que compatissante, qui était encore capable d’émuler ce qu’il restait de bon en moi. Je n’avais jamais souhaité que les choses ne prennent cette tournure ; il n’aurait sans doute été que pitié que je me fasse abattre comme un chien par une de mes cibles, ou bien qu’elle-même ne tombe au cours de ses voyages sur un monstre trop gros, trop laid et trop puissant, pour enfin trouver la paix. Chacun nous avions survécu aux défis qui n’avaient pas manqué de s’amonceler sur notre chemin. Ça ne changeait rien, au fond, qu’ils ne soient pas tout à fait du même acabit pour elle que pour moi. La seule chose qui comptait était de se confronter à des épreuves. Et d’y survivre… Jusqu’à ce qu’elles nous transforment ou finissent par avoir notre peau.


Dans les faits, j’étais piégé. Je ne savais tout simplement pas comment je pouvais me soustraire à ce qui était en train d’arriver. D’un côté l’obstacle physique, presque irrépressible, qui consistait à me retrouver opposé à une terrifiante guerrière qui était capable de passer à travers des buildings ou de se tirer haut la main d’une bagarre avec des dizaines de types surentraînés. J’avais beau être dans ce cas de figure, entraîné, ça n’allait pas être mon expérience de Navy Seal qui allait me permettre de combattre une véritable sur-femme. Je ne pouvais en fait pas rivaliser avec elle, en aucune manière. Trop forte et trop résistante, même avec des armes et elle non je ne me sentais pas forcément capable de l’emporter. Alors imaginez sans rien… Et en supplément, je concevais assez nettement que le principal danger qu’elle faisait peser sur moi était plutôt spirituel. J’avais envie de croire en ce qu’elle proposait. J’avais envie d’être sauvé. Je désirais plus que tout la rédemption.


Mais au fond…


Je savais très bien que je n’en méritais rien.


Je suis blessé dans ce lit, mais pas aussi sévèrement touché que dans mon âme. C’était bien elle qui me plaçait au-delà de toute chance de rédemption, car elle portait les stigmates de toutes les horreurs que j’avais dû pratiquer dans l’existence. Soigné, ça ne me fait ni chaud ni froid et je comprends un peu mieux ce que la divine guerrière semblait vouloir dire. J’acquiesçais, même si j’étais menotté au lit. Elle avait raison sur tout la ligne, mais dans un cas comme dans l’autre j’étais plus que persuadé de ne rien mériter du tout.


| Je suis aveugle, alors, et sans boussole pour la trouver. |


Et même si je souhaitais cette rédemption agitée sous mon nez depuis un petit moment, je devais bien reconnaître que je ne la voulais pas vraiment. Recommencer… Revenir plus frais, plus fort… A quoi bon, au final ? Je n’avais rien mérité de tout ceci. Et pour vivre quoi, en sus ? Je ne vivais plus que de sang et de mort, d’étreintes brûlantes mais sans tendresse au sortir des bars. De Miss Daisy, peut être ? Elle était au diable vauvert, et impossible de la contacter sans savoir qui elle était. Sa poigne est puissante, à Wonder Woman. Elle me ramène brutalement à la réalité en brisant mon masque, et plus encore en me maintenant fermement comme pour m’empêcher de ruer dans les brancards, de me faire du mal à moi-même, voire de lui péter son lit.


| Drogué ? |


Je la regarde, interloqué, avant de partir d’un grand rire nerveux, larmes pleins les yeux. Je mets longtemps à me calmer. Pile pour quand elle revient.


| Vous devriez sauver les innocents, dehors. |