Crime et châtiment

Je jette un coup d’œil vers l’horloge, par réflexe, avant de soupirer en me rappelant qu’elle ne fonctionne plus depuis belle lurette. Je ne sais pas pourquoi je suis aussi nerveuse, après tout, il n’y a aucune raison. Si ce n’est que je n’aime pas travailler avec des gens que je ne connais pas. Avec Dylan, ça se passe plutôt bien, il me dragouille mais sans être méchant, et il n’intervient qu’en cas de gros problème quand je n’arrivais pas à gérer, autant dire jamais en fait, sans avoir besoin de montrer que c’est lui le boss donc. Sauf qu’il n’est pas venu hier, et qu’il n’est toujours pas là. Hier étant une petite journée, sans grands combats, j’ai réussi à gérer. Aujourd’hui risquant d’être plus compliqué, on m’a gentiment confirmé qu’on envoyait quelqu’un pour m’aider. J’aurais bien aimé leur dire merde, mais je tiens un peu à ce boulot et à ma vie accessoirement.
Autant avant cela ne me posait aucun problème, au contraire, j’adorais rencontrer de nouvelles personnes, autant maintenant, c’est devenu une espèce de gageure. Et ce n’est même pas spécialement ici au stade, c’est comme ça partout en ville. La violence et la brutalité dominent le reste, et il est encore plus difficile de se sentir en sécurité qu’avant, et je ne parle même pas de s’imposer. Ni du fait d’être une femme dans un monde revenu à l’âge de pierre. Plus le temps passe, et plus ce qui constitue le cadre moral et les droits individuels disparaît. Du coup, me retrouver à bosser avec un nouveau, j’avoue que ça ne me plaît pas des masses. Mais je me dis que quitte à me taper un mec relou, autant que sa présence empêche les brutes d’en face de s’y mettre aussi – parce que je ne vois pas trop l’intérêt de m’envoyer une nana pour m’épauler.

Je fronce un instant les sourcils en me disant qu’il faudrait que j’arrive à prendre de ses nouvelles, à Dylan, sans trop savoir comment. Après tout, comme dit, il est plutôt sympa et ça me ferait chier qu’il lui soit arrivé un truc… Tout en sachant que c’est sans doute le cas. Ou alors il est juste cloué au lit avec 38,5 de fièvre, dans toute sa splendeur de mâle. Je sais, les stéréotypes ont la vie dure de tous les côtés.
Je tourne la tête en entendant le son monter de l’autre côté du bar. Qu’est-ce qu’ils foutent là si tôt ? Je regarde autour de nous, l’air de rien, tout en continuant de ranger les dernières livraisons. Et forcément, c’est toujours quand on en a besoin que les Monsieurs Muscle ne sont pas là. Je sais même pas à quelle heure l’autre va débarquer vu que ce n’est pas censé ouvrir de suite. Alors, je réitère ma question : qu’est-ce qu’ils font là bordel à déjà hausser le ton et à commencer à se bousculer comme des brutes bouchées et stupides ? L’un pousse l’autre contre le bar, trop fort, même si son rire résonne juste après.

« Hey pétasse ! Jveux à boire. » Et merde. Je finis de déplacer les bouteilles les plus chères pour les ranger de l’autre côté, juste au cas où, avant de relever la tête. Bien évidemment, rien ne marche jamais comme on le voudrait pas vrai ? « Le bar est fermé. Repassez dans une heure » Je continue, espérant vaguement qu’ils vont piger, ou qu’ils ne seront pas assez stupides pour insister. Je sais, je me berce encore d’illusions. « Et toi, t’ouvres quand ? » Rires gras et tape virile dans le dos, on se croirait dans un remake pourri d’un film pourri des années 80. « Elle demande que ça, regarde-là. » Okay. Forcément, il passe par-dessus le bar, chancelant, se rétamant à moitié, prenant appui sur les étagères avant que je ne puisse réagir. Je grimace en voyant des bouteilles tomber en même temps que les étagères craquent. « A vu de nez, ça va vous coûter au moins 3 mois dans l’arène. Vaudrait mieux arrêter maintenant. » Je suis plutôt fière de moi, ma voix ne tremble pas et j’arrive même à avoir l’air en colère. Sauf que celui de l’autre côté du bar rit de plus belle, se penche pour attraper une bouteille et recrache son contenu après l’avoir goûté. « P’tain c’est dégueulasse ! C’est quoi cette merde ?! » Et j’ai tout juste le temps de me baisser pour éviter la dite bouteille qui va se fracasser derrière moi. Sauf que j’avais momentanément oublié l’autre…

En théorie, j’aurais pas dû bosser ce soir. Ils ont enfin réussi à me trouver un collègue potable et du coup, j’ai droit à plus d’un jour de repos tous les 36 du mois. C’est la fête donc. Sauf que, bien évidemment, ça se passe jamais comme je veux. Et qu’on m’a dit que l’autre bar, de l’autre côté du stade donc, manquait de bras. Et qu’on a ajouté, fort gentiment bien entendu, que si je refusais d’aider mes petits camarades, je m’en sortirais au mieux sans boulot, au pire sans boulot et avec des dents en moins. Pas que je m’inquiète particulièrement de leur capacité à me toucher, je trouverais même ça marrant de voir ça. Mais l’idée de devoir me reposer uniquement sur les larcins de Jason pour vivre m’a suffisamment motivé pour que j’accepte de m’assoir sur une soirée de repos. En plus, ça aurait dû être du vrai repos, même pas de sortie ou d’entrainement. Me rouler en boule dans notre planque actuelle et dormir, en oubliant un peu tout ce poids qui pèse sur nos épaules.

… faut que j’arrête de me faire du mal.

Donc me voilà en train d’enfiler le t-shirt aux couleurs du Joker. Un truc bien rose, bien criard, probablement choisi par Harley, j’en mettrais ma main au feu. Et je soupire en voyant ma gueule fatiguée dans le petit miroir de mon casier, avant de me diriger lentement vers le bar. Franchement, j’ai pas envie d’être sociable, de faire connaissance avec quelqu’un qui sera probablement mort ou disparu dans les prochains mois. Quoi ? Je suis joie de vivre et bonne humeur ce soir ouais. Ca se voit pas ?

… oui, oui, je sais, j’ai dit que je devais arrêter de me faire du mal.

Bref. J’avise le bar de loin et je lève un sourcil, un peu surpris qu’il y ait déjà du monde à cette heure-ci. On ouvre dans une heure pourtant non ? A moins que je me sois gourré sur les horaires et c’est un coup à ce que je me fasse pourrir la gueule. J’accélère le pas, histoire de limiter les dégâts et je penche la tête sur le côté quand je vois un mec sauter par-dessus le comptoir. « Ah ouais d’accord… » Ca, à mon avis, c’était pas prévu au programme. Et au milieu du bar, une jolie brune, la petite trentaine à tout casser, qui aurait plus sa place dans une soirée chichos qu’à servir de la mauvaise bière à des cassos. Elle essaie d’avoir l’air en colère, mais c’est forcé et c’est plus de la peur qu’autre chose que j’ai l’impression de déceler dans son comportement.

Je regarde s’il y a d’autres types qui semblent vouloir mettre de l’ambiance mais, pour le moment, ils ne sont que deux. Ca devrait être gérable sans que j’ai trop à en faire, surtout si elle se met pas dans mes pattes. Je me rapproche assez vite pour pouvoir choper l’autre type au vol et le déséquilibrer. Il retombe sur le comptoir dans un bruit sourd, sa tête cognant le zinc avec un bruit qui me ferait presque pitié. « Putaaaaaain, c’est qui ce connard ? » Bon. On a dit presque. Je suis épaté qu’il soit pas encore KO, j’avoue. « Le connard bosse ici. Et il aimerait autant que tu pètes pas tout avant même que la soirée ait commencé. » Je lui assène un coup du plat de la paume sur le torse, histoire de bien lui couper tout respiration et j’entends un « enculééééé, j’vais te défoncer » à moitié étouffé. « Mais t’as pas appris les bonnes manières ou quoi ? » Et je secoue la tête, laissant filer un « tsssst » agacé alors qu’il continue de s’agiter. J’avoue, je suis curieux de voir s’il arrivera à se relever. Et puis, je surveille surtout l’autre du coin de l’œil, attendant de voir si je dois intervenir par là avant qu’il fasse vraiment des dégâts.

Je sais pas pourquoi, mais je sens que la soirée va être animée.

Je dois reconnaître que ça faisait un moment que ce n’était pas arrivé et je m’en serais bien passée. Pas qu’il y ait des mecs bourrés ou des engueulades et des bastons, ça, c’est quotidien, mais que je me retrouve à devoir y faire face seule. C’est déjà arrivé et ça ne s’est pas très bien fini… Sauf qu’en général, ce n’est pas pour moi que ça a mal tourné. Ce qui m’épate moi-même, d’autant que je ne me souviens que rarement de ce qu’il se passe. Et ça devrait sans doute m’inquiéter – et c’est quand même un peu le cas – mais au final, vu que je m’en sors sans trop de bobos… et que ces absences m’arrivent même en temps normal, disons que je fais avec. Pas comme si j’avais le choix de toutes manières, il n’y a même plus de médecins ou de soins valables. Alors, tant que je vais bien, que je ne suis pas blessée, que j’ai de quoi manger et que je suis en sécurité… Je fais avec.

En l’occurrence, là, du coup, je ne suis pas vraiment en sécurité. J’ai beau tenter de leur faire entendre raison, je sais, tout autant qu’eux, que cela ne servira à rien. Je ne suis qu’une femme, seule donc. Et comme je n’ai ni les pouvoirs de Poison Ivy, ni la protection dont bénéficie Harley Queen, je suis la cible facile et fragile. Mais tu pourrais être elles. Je cligne des yeux, secouant la tête, en reculant un peu avant d’esquiver de justesse une bouteille. Merde. Ça craint. Laisse-moi faire. Je tourne la tête en apercevant un troisième homme arriver. Sérieux, deux, ça ne suffisait pas ? Je mets quelques secondes à enregistrer la couleur fluo de son t-shirt, finissant par reconnaître le logo. Malgré tout, je sursaute presque quand il arrête un des mecs de façon plutôt brutale. Je me fige en haussant les sourcils. Cool… L’autre se retourne vers lui, semblant presque oublier momentanément ma présence. Et je peux comprendre, vu comment le mec – un gamin ? – gère son pote, il a de quoi être inquiet, ou en colère. Sauf que c’est un peu vexant. Pas d’être oublié si vite par deux gros lourds bourrés, mais… Peut-être que si. Dans un autre monde, avant tout ça, je me serais sans doute planquée dans un coin en attendant d’être sauvée, telle la princesse des Disney anciens. Sauf que ça fait deux longues années que je me débrouille pour tenir et survivre. Seule. Et que je ressemble davantage à Rebelle qu’à Ariel. Et oui, savoir que je ne suis plus seule pour les remettre à leur place aide potentiellement. « Hé, on s’amusait bien ! Fous le camp espèce de tafiole ! » Quand je disais que c’était des clichés des années 80… Je soupire et effectue un léger balayage pour le faire tomber en avant, ce qui vu la place n’est pas gagné. Mais ça marche et il tombe. Sur les bouteilles au sol. Aie. Et il recommence à brailler en se relevant, tournant vers moi un regard clairement mécontent. Je me rapproche et mon pied entre en contact avec sa mâchoire. Pas suffisamment fort pour lui faire grand mal heureusement. Ou malheureusement. J’adresse un sourire un peu trop grand à l’autre, le gentil, celui qui bosse ici pour m’aider. « Hé joli t-shirt ! Je préfère le rouge, mais c’est pas mal non plus ! Je vais t’appeler Pinkie Pie ! » Je m’écarte un peu de celui à terre qui semble maintenant avoir des envies de meurtres, ses mains déjà rougies par son propre sang. Et j’ai un nouveau sourire, plus incertain, pour Pinkie, en lui désignant les deux crétins. « On échange ? »

Ça va bien se passer, maintenant qu’il est là, ça va aller. Et puis, les gens font toujours moins le mariole quand il y a un mec derrière le comptoir. D’autant que lui est – carrément bien foutu – plutôt pas mal dans le genre baraqué.
Sauf que forcément rien ne se passe si facilement. J’avais dit que c’était une grosse soirée hein ? Ils sont en avance. Et je vois d’ici leur sourire en voyant le mec allongé sur le bar, les étagères déjà pétées et Pinkie en train de s’occuper de l’autre à terre.

« J’espère que t’es endurant trésor, je vais avoir besoin de toi un peu plus que prévu. »

Bien évidemment, ça se passe jamais comme prévu. Bon quelque part, si. J’avais prévu que ce serait une bonne soirée de merde même si, au moins, je serais en charmante compagnie. Je me souviens pas de l’avoir croisée celle-là et je me demande quand même vaguement si elle s’est pas perdue en chemin pour se retrouver de ce côté-ci du comptoir. Comme quoi, la déchéance, c’est vraiment pour tout le monde. Je penche la tête sur le côté, croisant les bras quand l’autre me traite de tafiole et je lève les yeux au ciel. « Vraiment ? Vous devriez bosser un peu sur vos répliques, vous êtes vraiment ridicules. » En plus de pas être doués. J’ai une ombre de sourire à voir que la brune se défend plutôt pas mal même si, quand elle s’adresse à moi, je lève un sourcil, un rire dubitatif. « Pas de souci miss monde. Mais j’espère que c’est pas toi qui attire les embrouilles comme le miel attire les ours. Ou un truc du genre. »

Je fais craquer les muscles de mon cou et mon sourire se fait plus carnassier quand elle parle de faire un échange. « Ma foi, je crois qu’il y en a à repousser de l’autre côté du zinc. Tu peux t’en occuper. » Et je désigne les deux types de l’index. « Bon, les deux branleurs. Soit vous vous calmez et vous repartez de l’autre côté du bar, à votre place et on s’arrête là. Soit vous voulez faire vos malins et on montre à tout le monde comment on gère les connards qui pètent les bouteilles. » Je m’adresse surtout à celui qui continue de gémir à terre, visiblement furax. « Va te faire enculer petite tafiole. » Et je soupire longuement, secouant la tête, la mine dépitée. « Mauvaise réponse. »

Je l’esquive sans mal quand il essaie de choper ma jambe, bondissant à une hauteur sommes toutes respectables avant de lui asséner un coup de pied en plein dans les bijoux de famille. Le petit cri aigu qui en découle fait grimacer les types à portée. « Ouais, ça pique ça hein… » Et je me penche vers lui, l’attrapant par la ceinture et par le col, avant de lever les yeux en direction de miss monde quand elle reprend la parole. « T’en fais pas pour mon endurance, j’ai rien à envier à qui que ce soit de ce côté-là. Mais fais attention aux bouteilles, j’ai pas envie qu’on nous les décompte de notre pseudo-salaire. Pas toi ? » J’ai un clin d’œil quand même, plus pour le principe qu’autre chose, avant de prendre mon élan et de balancer l’autre mec par-dessus le bar. Il atterrit sur des clients qui râlent plus pour le principe qu’autre chose et, dans la seconde qui suit, je bondis sur le zinc avant de m’éclaircir la gorge. « Bonsoir tout le monde ! Alors, on va la faire courte ! Vous connaissez les limites et le premier qui les franchit, outre une petite correction et la honte en public aura droit à un rapport en bonne et due forme au patron. » S’ils commençaient déjà à ricaner, la plupart se figent et me fixent, visiblement contrariés par le petit programme que je propose. Je croise les bras la tête relevée, oubliant de me faire aussi discret que je le suis en temps normal. Je suis pas le mec le plus imposant du monde, mais je pense que mon petit jeté a fait son petit effet.

Alors, sans vraiment attendre de réponse, je saute de nouveau à coté de miss monde. « Tu nettoies le zinc ? » Et je désigne le type que j’ai aligné à mon arrivée, alors que les commandes commencent déjà à affluer, que les mecs se bousculent, surtout pour approcher la jolie brune. « T’as toujours autant de succès ou c’est juste parce que j’ai un magnifique t-shirt qu’ils sont là ? » Après, je peux les comprendre, c’est rare d’avoir une fille derrière le comptoir et encore mois qu’elle soit aussi avenante. J’ai une grimace que je peux pas retenir en imaginant ce que doit subir Babs quand elle bosse, avant de préférer ranger ça dans un coin de ma tête. Je sais que c’est le genre de trucs qui va me mettre de mauvaise humeur. La voir gâcher son talent et ses compétences à servir des verres me plait moyen mais c’est pas comme si on avait d’autres options en ce moment. Et je me demande si c’est le cas de miss monde aussi.

Bon, on sait déjà que ce sera une longue soirée, que perso, je rentrerais sur les rotules et les nerfs à fleur de peau. Quand on sait à quoi s’attendre, faut voir ça comme ça, on peut un minimum s’y pré-parer, c’est déjà pas mal. Et puis, j’aurais pu tomber plus mal… Il n’a pas l’air trop con, et il est carrément pas mal à mater ce qui ne gâche rien. Mes sourcils se haussent à leur tour et je souffle un rire. « Miss Monde… On me l’avait encore jamais fait celle-là. » Je hausse une épaule en le fixant. « Regarde autour de nous et regarde-moi, évidemment que j’attire les emmerdes ici. Mais c’est bon pour les affaires il paraît aussi. » Et quand je ne suis pas seule, tout roule comme sur des roulettes en général. Mais il y a toujours des exceptions.

Et à voir son sourire, je me dis qu’au final, ça devrait rentrer dans l’ordre. Non seulement il a l’air de savoir ce qu’il fait, mais à dire vrai, je crois qu’il se débrouillera mieux que Dylan, qui est pourtant une armoire à glace. Je jette un coup d’œil aux deux mecs, sans pouvoir me retenir de lever les yeux au ciel en entendant l’autre toujours à terre. Quel abruti. Et j’avais raison. Non seulement il a l’air de cogner assez fort, mais il serait presque plus leste que moi. Et si les mecs grimacent, je ne suis pas en reste, j’en ai presque mal pour lui. C’est pourtant un sourire amusé qui se dessine sur mes lèvres, sourire qui s’agrandit quand Pinkie répond à ma petite provocation. Oh, je l’aime bien lui ! « On ne décomptera rien du tout de notre salaire. Ce sont ces deux abrutis qui vont se retrouver dans l’arène, hors de question que je souffre de leur stupidité plus d’une fois. » Et même s’ils se barrent, ce qu’ils ne sont plus en état de faire, je suis bien assez physionomiste pour les retrouver et les livrer moi-même au boss s’il faut. Je penche la tête sur le côté, l’observant alors qu’il balance le mec par-dessus le comptoir comme s’il ne pesait pas dans les 80kg, et mes yeux se mettent à pétiller. On va bien s’amuser. Mon regard circule sur les mecs qui ont commencé à se regrouper et il y en a forcément toujours quelques-uns pour ne pas se satisfaire de son petit laïus. Mais ils se calment quand il parle du patron. En même temps, faudrait être complètement cinglé pour ne en avoir peur.

Et c’est sans délicatesse que je repousse le relou n°1 à terre, l’entendant gémir et protester pour la forme, avant qu'un des mecs le pousse un peu plus pour éviter de lui marcher dessus. Mon sourire automatique revient alors que je commence à prendre les commandes, balançant quelques répliques sans réfléchir en servant, à ceux qui tentent encore et toujours d’avoir plus que de la picole avec moi. Je me tourne vers Pinkie, me rapprochant jusqu'à poser une main sur son torse. « Trésor, la seule qui adore ton t-shirt ici, c'est moi. » Et ce qu'il laisse deviner en-dessous évidemment. Je fronce un peu les sourcils, secouant la tête, et m'éloigne d'un pas. « Il faut croire que j'ai gagné quelques niveaux depuis deux ans. Mais t'inquiète pas pour moi Pinkie, je sais gérer. » J'ai appris du moins avec le temps. Je sors une barre en métal d’une quarantaine de centimètre de sous le comptoir, la posant bien en évidence en souriant au mec qui vient d’essayer de passer par-dessus ce dernier, non pour piquer des bouteilles ce coup-ci, mais pour me foutre une main au cul. « Moi aussi j’ai un gros bâton et je sais m'en servir aussi. La prochaine fois, je t'expose la main. » Je ne cesse de sourire en lui parlant, et je secoue la tête quand il recommence à maugréer. Je désigne le comptoir à Pinkie, la plupart des clients commençant à être servis. « Tu t'en occupes le temps que je nettoie un peu, avant qu'un drame n'arrive ? » Je vais récupérer un balai, grimaçant une nouvelle fois en voyant le désastre.

La mâchoire serrée, je me crispe en sentant un mouvement derrière moi. Je lève les yeux, pour voir Pinkie en train de servir des verres de l’autre côté du bar. Okay. « J’crois que t’as pas bien pigé poupée. » Je ferme les yeux et soupire, avant de me retourner, le visage fermé, pour voir l’autre abruti et son gros bâton.  « C’est fou comme les abrutis ne comprennent pas quand on emploie la manière douce. » Il se rapproche, un sourire en coin aux lèvres. Je lève les yeux au ciel, et le manche du balai lui atterrit dans l’estomac avant que sa main n’atteigne ma poitrine. Il se plie en deux en reculant et en jurant. « Putain de salope. » Et voilà… Il attrape une bouteille cassé et me menace avec. Génial.

Et je me fige. Oh, pas parce que ce connard me fait peur. Mais parce que j’ai vu le costume aux couleurs improbables qui se rapproche, même si visiblement personne d’autre ne l’a encore vu. « Oh putain de merde. » « Ouais, tu l’as dit grognasse, je vais t’étriper et m’amuser avec toi. Ça va être fun. » Je le fixe un instant, un peu dépitée de tant de stupidité, et soupire de nouveau. « Chéri, tu n’as vraiment pas choisi le bon moment. Mais je te ferais rien cette fois-ci va. »
Il se marre.
Et la silhouette se rapproche.
Finalement, ça va vraiment être amusant.

Bon, si la soirée va clairement être merdique, au moins, je suis en bonne compagnie. On va dire que c’est une juste compensation face à tout ce qui va nous tomber dessus. Et encore, je suis loin d’imaginer la suite des évènements. Pour le moment, on doit juste calmer les ardeurs de quelques types qui se pensent plus malins que les autres et ça, c’est dans mes cordes. Au rire de ma binôme du jour, je la regarde de bas en haut, la mine malicieuse. « Quoi, ça te plait pas ? Faut que je trouve un truc plus classe ? Faut dire que tu dénotes un peu dans le décor hein… » Au reste, j’ai une grimace pas convaincue. « Ouais, alors bon pour les affaires, je suis pas sûr. »

Et si je m’amuse un peu, je reste un minimum concentré pour pas me prendre de mauvais coups. Ce qui reste relativement facile vu leur état d’alcoolémie avancé et leurs capacités de combat proches du néant. J’ai quand même un ricanement quand elle parle de les balancer dans l’arène, même si je suis un rien sceptique. « Parce que tu crois que ça va les calmer ? » Moi j’ai quand même de sérieux doutes à ce sujet. En tout cas, ça m’empêche pas de faire mon boulot, une partie de mon boulot donc, et de les virer de notre côté du bar vu qu’ils ont rien à faire là. Et j’ai un temps d’arrêt quand elle pose sa main sur mon torse avant de me pencher vers elle et de souffler, malicieux. « Ca c’est juste parce que t’as pas vu ce qu’il y a dessous. Mais j’adore cette couleur, elle met mon teint en valeur. » Tu parles, je suis tellement ridicule en vrai. J’ai un hochement de tête approbateur quand elle me montre qu’en effet, elle sait se débrouiller et je commence à servir avant qu’on se prenne un tollé général, voire pire, une révolution alcoolisée. Je souffle quand même, en direction de Miss monde. « Gaffe à pas te faire mal à manier ton gros bâton. » Je sais pas pourquoi, mais je sens qu’elle pourrait faire masse de dégâts. J’essaie quand même de les raisonner, avec un succès tout relatif, soupirant quand l’autre abruti pète de nouveau une bouteille. « Sérieusement ? »

Sauf que Miss monde se fige. Et ça, j’aime pas trop, sans savoir pourquoi. Enfin, il me faut pas longtemps pour piger alors qu’un frisson me parcourt l’échine. Ca me fait toujours le même effet quand il est là. De vieilles histoires de familles. Et si autant je flippe un peu à l’idée qu’Harley me reconnaisse, lui c’est un tout autre niveau. Parce que je sais de quoi il serait capable s’il avait un des petits de Batman entre les doigts. Et j’ai pas particulièrement envie de me faire plumer. Alors en général, plus je me tiens loin de lui, mieux je me porte.

Le silence de mort qui entoure son arrivée est de toute façon assez parlant pour me conforter dans l’idée qu’on est face au pire de Gotham. Silence rompu par les cris de douleur du mec qu’il vient de planter. Le pire ? C’est que je compatis même pas avec lui vu ce qu’il comptait nous faire. Et que potentiellement, j’ai une pointe de satisfaction à l’idée de les voir remis à leur place, même si c’est grâce à lui. Je suis quand même redescendu de mon comptoir et je reste près de Miss monde, une main dans son dos comme pour la rassurer, même si je suis à peu près persuadé qu’elle en a pas besoin du tout. J’ai un sursaut quand la bouteille s’explose contre le mur mais, quand il se pose sur un tabouret face à nous, j’essaie de me bricoler mon sourire le plus convaincu. Ou convaincant. Je sais pas trop. « Merci boss. » Là, c’est pas mal non ? Même si ouais, ça m’écorche un peu la gueule, j’avoue. Je garde la tête haute et je fouille sous le bar pour en sortir LA bonne bouteille de whisky que je donne à Miss monde. Vu que c’est à elle qu’il a demandé un verre, on va pas le contrarier hein. Et ça faisait longtemps que j’étais pas aussi sous tension tiens, ça me manquait pas vraiment.

Mon sourcil se hausse alors qu’il me détaille, comme si les mecs ne braillaient pas de l’autre côté du comptoir, comme s’il ne venait pas d’en tabasser un ou deux. Dans une autre vie, je l’aurais peut-être envoyé bouler sans façon, agacée d’être déshabillée du regard, surtout par un gamin. Mais dans cette autre vie, je ne serais certainement pas en train de servir des bières à des ivrognes brutaux. Sans parler qu’il est sacrément sexy tout gamin qu’il soit. Et puis, en vérité, ça m’amuse plus qu’autre chose. « Plus classe que Miss Monde ? Ça va être difficile » Mon sourire s’agrandit. « En temps "normal ", les clients affluent et commandent dans le simple espoir de pouvoir me mettre une main au cul. Ce qui est plutôt bien, d’autant qu’ils y arrivent rarement. Mais la soirée démarre rarement quand je suis seule derrière le bar… Mauvais timing. »

Ce qui pour le coup n’est aucunement de ma faute. Mais il s’en sort plutôt bien, et je ne suis pas trop en reste je crois. Mon sourire se fait un tantinet plus mesquin.  « Ça calme tout le monde au bout de quelques semaines. Si tant est qu’ils survivent aussi longtemps. » Au final, peu importe, tant que ça ne me retombe pas sur la gueule. Si les seuls résultats de cette soirée qui a si mal commencée pouvaient se tenir face à moi, j’en serais encore plus satisfaite. Je me mords la lèvre alors que mon sourire devient taquin. « C’est une invitation ? Il n’y a pas que ton teint que ça met en valeur, mais je demande à voir. » Je lui fais un clin d’œil, avant de retourner m’occuper de ce qui importe pour le moment. Je souffle un rire en le regardant, faisant tourner le bâton juste pour le principe. Et ça aurait pu s’arrêter là, ou presque, malgré la nouvelle bouteille cassée par cet abruti.

Sauf que ça empire. Evidemment. Ou ça s’améliore, je ne sais pas trop. Enfin si je sais, sa venue n’est jamais anodine et n’est que très rarement, si ce n’est jamais, bon signe. Mais c’est la patron. Ce n’est pas nous qui avons à craindre son envie de jouer, pas pour le moment du moins. Et je dois avouer qu’il est bon. Complètement cinglé. Mais terriblement bon, comme si la scène lui appartenait… Ce qui est un peu le cas oui. Je ne peux réprimer un frisson en l’entendant rire, me tendant instinctivement quand il s’approche et s’empare de la bouteille. Je le suis des yeux, presque hypnotisée, me retenant de sursauter à chacun de ses gestes trop théâtral et trop brutal. Je sais pourtant que je n’ai rien à craindre de lui dans l’immédiat, mais tout peut tellement changer rapidement avec lui... Je sens la présence de Pinkie dans mon dos, qui essaie de se montrer rassurant, et je ne vais pas dire que ça sert à rien, mais… Même si les battements de mon cœur sont un peu trop rapides, même si je sais que je devrais sans doute avoir encore peur … Ce n’est pas vraiment le cas.

Ce n’est plus vraiment le cas.

J’inspire lentement alors qu’il met le jukebox en route et un sourire éclaire mes lèvres quand il vient s’asseoir face à nous. Je sors un cendrier que je place à côté de lui, nettoyant sans y penser la cendre qu’il vient de mettre sur le comptoir. Ah cette maniaquerie me rendra folle. « Merci d’être intervenu patron. » J’attrape la bouteille et commence à remplir un verre. « Les bonnes bouteilles ne sont pas à portée de main, ne vous en faites pas. Du Dalmore, un de mes préférés. » Je pose le verre devant lui et jette un coup d’œil rapide aux mecs encore en état qui se barrent en silence. Je reporte mon attention sur lui et esquisse un sourire en haussant une épaule. « Il n’est pas donné à tout le monde d’être aussi expressif et intense que vous l’êtes boss. » Je peux l’être. Je le suis. Mais pas ici, pas alors que nous bossons ici, ça gâcherait tout. Et puis, il n’y en a pas eu besoin, même si au final, elle a eu suffisamment peur de lui pour que je sois là. Ce qui est plutôt amusant au final.

Clairement, ce genre de discussion dénoterait pas au bord d’une piscine. Ou de la plage. Ce serait l’été, mon gros plus problème serait de savoir où caler ma serviette de plage, de savoir si je vais jouer au touriste ou céder au farniente et… si j’arriverais à mettre Miss Monde dans mon lit. Remarquez, cette dernière option est toujours envisageable. Ou pas, d’accord.

… pourquoi je me fais du mal comme ça ? Des vacances ? Je sais même plus à quoi ça ressemble. Je me demande quelle tête le patron ferait si on demandait des congés tiens. Je secoue la tête, essayant de chasser ces idées totalement improbables qui vont plus me filer le bourdon qu’autre chose, avant de me focaliser sur ce qu’elle raconte. Parce que oui, malgré tout ça, Miss Monde reste des plus agréables à regarder. « Je peux toujours trouver plus classe. Ou ridicule. La frontière entre les deux n’est jamais bien définie. » Et je lève un sourcil quand elle continue. « Ouais, ça faisait longtemps que j’avais pas vu un bar aussi bondé avant même qu’on ouvre. » Je soupire en hochant la tête. « J’avoue que ouais, niveau mauvais timing, on est pas mal. »

En plus, c’est la saison des abrutis. Bon en vrai, c’est toute l’année, mais ce soir, on dirait qu’ils pullulent encore plus que d’habitude. M’est avis que la présence de Miss Monde y est pour quelque chose. Et avant que je puisse vraiment me demander si on est pas tombés dans une colonie de vacances version trash avec du mauvais alcool et des mecs au QI digne d’une méduse morte, le pire arrive. Si, si, ça pourrait être pire.

Avec le patron donc. Ce mec m’épate toujours, même si j’ai jamais compris pourquoi Bruce le laissait en vie. Je veux dire, avec tout le mal qu’il a fait, toutes les fois où il a pu s’échapper de prison, c’est… comme bosser dans le vide. Encore pire que ce qu’on fait maintenant. Et j’avoue que là, de suite, je me demande vraiment ce que je fous là. Déjà, Miss Monde semble vachement plus à l’aise que moi, ce qui est pas forcément pour me rassurer. Et quand mon regard croise celui du Joker, j’ai un frisson qui me parcourt l’échine. « On me surnomme Pinkie. Allez savoir pourquoi. » J’essaie d’avoir un sourire amusé et je crois que ça marche pas trop mal. Je hoche la tête quand il reprend. Pour le coup, il a raison. Les noms ça se change. Mais les visages aussi, surtout avec lui s’il lui prend l’envie de jouer avec.

Je me rends à peine compte du bordel dans le bar, entre les bouteilles cassées et les mecs inconscients. Ce qui attire mon attention, c’est le silence. Pas parce que tout le monde le regarde, mais parce que tout le monde s’est tiré. Et je me demande si j’aurais pas dû faire la même chose. Mais non, au lieu de ça, je monte le son de la musique comme demandé, songeant à l’ironie des paroles que j’entends et me retenant de fredonner « stuck in the middle with you », comme le dit la chanson.

Et quand le Joker m’envoie un paquet de cigarettes, je lève un sourcil, me contentant de l’attraper et de souffler, pensif. « Disons qu’en temps normal, les clients sont moins… agités. Et on aime pas trop quand ils foutent le bordel dans votre bar boss. » Parce que ça va nous obliger à perdre des heures pour nettoyer et ranger tout ça. Et que tout ce qui est pété est en général déduit de notre paie. Ca va se passer comment cette fois ? Au moins, cette interrogation me permet d’oublier une demie-seconde qu’au moindre faux-pas, s’il apprend qui je suis vraiment, je suis foutu.

Au milieu de tout cet affolement, de tous ces brutes et autres ivrognes, l’échange avec Pinkie est aussi étrange qu’agréable. Il aurait sans doute davantage sa place dans un camping en bord de piscine, en maillot de bain, le chant des cigales remplacerait le blabla alentours et on trouverait des coquillages et non des tessons de verres à terre. Le rêve !

Mais il ne fait pas bon de rêver ici, pas depuis des années en tout cas. Le retour à la réalité serait bien trop brutal, les congés et le farniente sont devenus des utopies, au même titre que la justice ou un repas correct… La loi du plus fort est la seule règle à retenir. Ça et ne jamais dire jamais, vu que le jamais en question finit toujours par arriver.

En l’occurrence, il débarque ici costume aussi flashy que nos t-shirts le sont, avec autant d’assurance et d’aisance que Clark Gable. Sans le charme et la moustachette qui ont contribués au succès de ce dernier soit. Mais son nom et son visage sont tout aussi célèbres. Tristement et horriblement célèbres. Ceux qui le peuvent fuit avant d’attirer son attention, trop souvent mortelle, et il ne reste rapidement plus que nous. Et les cadavres, morts ou presque morts, gisant par terre, tels des pagures échoués.

Et une partie de moi les envie grandement. Pas les morts hein. Ceux qui ont réussi à passer sous le radar, ceux qui vont pouvoir sortir d’ici en ayant échappé à la noyade annoncée par ce tsunami qu’est le Joker.

Pourtant, je souris sans trop de mal et ma respiration se fait plus aisée. Je jette un coup d’œil à Pinkie quand il se présente, esquissant un sourire, avant de reporter mon attention sur le patron. « On m’appelle Madame Rouge. Mais Rouge c’est suffisant. » Sourire qui s’agrandit alors que j’acquiesce. Non pas que je sois vraiment d’accord avec lui, mais on ne va pas le contredire. Et en soi, il a raison.
Mais un visage se change si facilement en vérité… Ce n’est ni son visage, ni son maquillage qui seraient difficiles à copier. Mais reproduire les mimiques, la gestuelle, une voix me demande plus d’efforts. L’entraînement est la réponse à tout certes, mais certains sont plus compliqués que d’autres… Et lui a une attitude et des mouvements tellement particuliers… Enfin ce n’est pas le sujet, n’est-ce pas ? Je note et j’enregistre dans un coin de ma tête, mais ce n’est pas le sujet.  
Quand bien même je souris alors qu’il précise que c’est à la portée de tous. S’il savait…

Mon regard se porte un instant sur celui gisant dans son sang quand il m’invite cordialement à le rejoindre. Mais son mégot est dans le cendrier que j’ai sorti. Il semble donc être de bonne humeur… avec nous. Pour le moment. Et puis, dans le fond, peu importe non ? Ai-je vraiment peur de lui ? Non, pourquoi aurais-je peur ? Il est imprévisible, mais qui ne l’est pas ? La vraie question ne serait-elle pas plutôt de savoir si je ne suis pas parfois pire que lui ? A la différence que je préfère jouer dans l’ombre. Et puis… Il explose mais ne semble même pas s’en amuser réellement, c’est d’un triste à bien y regarder. Quel intérêt à tout cela si cela ne lui fait ni chaud ni froid ?

Danser, il veut vraiment danser ? C’est en souriant que je contourne le bar, suivant ses mouvements sans vraiment réfléchir. Une famille hein… « Je n’ai pas peur. » Sans doute que j’aurais pu m’abstenir de cette remarque, soufflée à peine assez fort pour qu’il puisse l’entendre, mais il est fort déplaisant qu’il pense que moi, je puisse craindre quelque chose. Quant à Pinkie… Le pauvre, il a l’air nettement moins serein que moi… Oui, bon, la comparaison ne tient pas la route. Mais je l’aime bien ce gamin et je hoche la tête quand il parle. « Ça vous fait perdre de l’argent boss… Ou c’est déduit de notre paie, et de vous à moi, ce n’est guère mieux. Sans parler du temps perdu.  » J’ai une moue alors que je parle, sans cesser de danser avec lui. Et j’ai de nouveau un léger sourire plus amusé. « Même si tout ça me permet de danser avec vous, et que c’est un privilège non négligeable. »

Bien évidemment que je suis sérieuse. Il ne se débrouille pas si mal. Je me demande juste à quel moment je vais devoir lui dire clairement qu’il est hors de question que je paie encore pour des abrutis qui se pensaient en colonies de vacances.

Franchement, j’aurais bien aimé que la soirée continue comme ça. A dragouiller gentiment Miss monde, à mettre quelques claques aux uns et aux autres pour leur apprendre à se tenir. Je me dis qu’il y aurait même eu moyen de lui offrir un verre à la demoiselle, même si je me dis que je me serais pris un gentil râteau au final. Une soirée par si pourrie que ça quoi.

Sauf que ouais, l’arrivée du Joker change radicalement la donne. La tension ne me quitte plus et je me demande comment je pourrais me tirer de là sans prendre de risques. Parce que ouais Rouge, vu que c’est comme ça qu’on l’appelle donc, a l’air plutôt à son aise. Ce serait presque plus flippant que la présence du Joker en vrai.

Je me retiens de dire au Joker que j’ai pas vraiment une tête à m’appeler Lavande vu que Pinkie n’a choqué personne. Et je reste un peu con quand je vois qu’ils commencent à danser tous les deux. Décidemment cette soirée est vraiment… particulière. Je cille, fixant la scène quelques instants avant de hausser une épaule aux propos du Joker. « Déjà on est payés, c’est mieux que dans pas mal d’autres coins. » Au lance-pierre mais, au final, ça permet de savoir un peu ce qui se passe chez les méchants. Enfin je pensais pas que j’approcherais autant l’un des pires ennemis de ma famille et, l’espace d’une seconde, je me surprends à imaginer ce qui se passerait s’il savait qui je suis.

Je retiens une grimace quand il évoque Harley. J’espère vaguement que ça marche pas comme dans les films, que l’évocation de son nom va pas la faire débarquer. Je suis pas sûr qu’on y survivra. En tout cas, Miss monde manque pas d’aplomb. Je repousse le paquet de cigarettes l’air de rien, me demandant à quel point ça se fait de boire un verre pour me détendre un peu. Pour le moment, ça a l’air de bien se passer et j’ai pas envie qu’il utilise ma tension pour péter un câble tout seul. Parce que c’est comme ça qu’il fonctionne le Joker. Incontrôlable, impossible de prévoir ce qu’il a dans la tête ou ce qu’il va faire.

Et si je pensais que ça allait se calmer un peu, ou même un peu stupidement qu’il en aurait assez et qu’il s’en irait, bien entendu ça se passe pas comme ça. Je me fige quand il se tourne vers moi et qu’il me parle de… danser. Vraiment ? Genre là maintenant ? Devant lui ? Mon regard accroche celui de Miss monde, comme si j’allais trouver la réponse appropriée à cette demande totalement improbable. En vrai, je me débrouille très bien en danse. L’avantage d’être acrobate, ça me donne assez de souplesse pour faire… un peu tout. Mon cerveau tourne à toute vitesse, alors que je réfléchis aux pours et au contres. Si je le fais pas, la probabilité qu’il sorte un flingue et me descende est de combien ? Beaucoup trop élevée à mon goût. Même soupirer à cette demande ne me parait pas une option viable. Et même y accéder, ça lui montrerait que j’ai assez peur de lui pour m’exécuter.

Trop de possibilités, trop de voies sans issue. Et ça va finir par me filer mal au crâne. Ca va que je réfléchis vite, ça évite que la musique se termine et que ça tourne mal pour tout le monde. « Même si je me débrouille pas bien, je laisserais pas la dame faire tout le ménage quand même. » J’ai un clin d’œil en direction de Rouge, avant d’attraper un balai et de bouger au rythme de la musique.

… faut vraiment que je change de job.

Elle essaie vraiment, tant bien que mal, de tenir et de faire face. Elle s’est améliorée sur certaines choses, au quotidien, face à certains événements. Mais quand la violence devient trop directe, quand le danger est tellement proche qu’une alarme se met à tournoyer dans l’esprit, je n’ai même pas à insister ou forcer pour passer. Je n’ai qu’à pousser la porte et sourire. Disons que pour le moment, elle continue de se questionner sans vraiment chercher de réponse. Quant à moi, cet équilibre me convient fort bien.

J’esquisse un sourire en écoutant le Joker. Non, on va rester sur le rouge. Quelle couleur symbolise mieux la passion, la mort, la force, le danger, l’amour, la colère ? Tant de sentiments en une seule couleur, on pourrait difficilement faire mieux. Et puis, cela me va fort bien au teint.
Laissant le Joker m’entraîner, je laisse les réflexes et les habitudes de Laura reprendre le dessus. Elle a toujours aimé danser, ce n’est qu’une autre forme d’expression après tout. Et cela fait tellement longtemps que ce n’est pas arrivé qu’il n’y a guère de difficultés à se laisser porter.
Mon regard croise un instant celui de Pinkie – bien que Pinkichou soit adorable comme surnom – et j’acquiesce. « Payés et protégés, que demander de plus ? » Tout est relatif, nous somme bien d’accord. Protégés jusqu’au moment où l’on devient inopportun ou jusqu’à ce que le boss se lasse. Autant faire en sorte que cette dernière possibilité n’arrive pas, même si en toute honnêteté, je ne m’inquiète pas de perdre ou non ma place, pas plus que je ne m’inquiète de pouvoir perdre la vie par sa faute ou celle d’Harley Quinn. Je ne suis pas immortelle, je m’en rends bien compte, mais pourquoi aurais-je peur d’eux ? Ils sont cinglés, mais qui suis-je pour juger ? Ils sont imprévisibles, mais je le suis également non ? « Je sais. Les affaires marchent mieux quand je suis là, mon charme naturel fait des ravages il parait. » Et je n’ai aucune intention de mourir soit dit en passant en passant.

Mon sourire s’agrandit quand il me fait tournoyer, avant de laisser un cri surpris quand il me fait tomber. Cri qui se transforme en rire, et je lui fais une révérence alors qu’il me redresse. « Je vous retourne le compliment boss. » Tournant la tête vers Pinkie, je grimace en le regardant sans que le Joker ne puisse me voir, avant d’aller m’assoir près de se dernier. Mon regard se fait insistant en croisant celui de Pinkie, en entendant le Joker. Ne pas me taper le ménage, ce n’est pas négligeable, même si je suppose que les conséquences pourraient être plus dramatiques pour lui s’il ne satisfait pas sa majesté. Et j’aimerais autant que cela n’arrive pas, ça ferait encore plus de sang et de boulot pour la Cendrillon que je ne suis pas.

Confortablement installée sur ma chaise, j’ai un nouveau sourire. Vu qu’il n’est pas suicidaire, il joue le jeu et j’incline la tête en réponse à son clin d’œil. Et je laisse filer un rire. « Il n’est pas à votre niveau, mais il ne se débrouille pas si mal, surtout si on considère que sa partenaire est bien plus raide que moi. » Il est amusant ce gamin, et il se débrouille plus que pas mal en vrai, c’est… prometteur. Je jette un coup d’œil au Joker, sans cesser de sourire. Allez, faites qu’il soit satisfait de cette magnifique prestation.