Je veux oublier que le retour est inévitable

Les cadences sont infernales. Difficile de se dire quoi dire, quoi faire. Je suis physiquement bien plus solide que l’essentiel des ouvriers encore présents, mais on me surveille du coup, on m’en demande encore plus qu’aux autres. J’encaisse en silence, même sous les coups des contremaîtres. Je pourrais les briser comme autant de brindilles. Mais après ? Ca en serait fini de ma couverture, des douloureux efforts consentis depuis plusieurs jours pour gagner un semblant d’effort et de considération de la part des gens présents dans l’usine. Autant dire que je ne pouvais pas m’y résoudre… D’autant plus que si chez les clowns il devait y avoir bien peu de pères de familles respectables, ce n’était pas pour autant que la messe était dite et c’était pareil pour les salariés de l’usine… Ou plutôt, les quasi-esclaves du Joker.


Les machine-outils sont frustres. Il n’y a pas beaucoup de place pour le bien être au travail ou la sécurité des employés, dans une usine de produits chimiques entre les mains du Joker. Les gens sont mal rémunérés, mal considérés, battus pour certains, soumis aux jeux cruels des contremaîtres qui sont quasiment des geôliers compte tenu des conditions de travail… La loi du plus fort s’impose et le plus fort, c’est forcément celui qui est bien pourvu en armes. Pour l’instant je continue de travailler, alors. De faire peser ma force physique sur les postes de tris et sur chariots remplis de substances. Bien sûr, je sais que tout ceci risque de faire du mal à beaucoup de gens et j’ai commencé à modifier les équilibres chimiques voulus par les responsables pour neutraliser ces drogues, mais j’y vais au petit bonheur la chance ; je ne suis pas un expert de tous les types de substances et certainement pas l’individu le plus qualifié pour se faire, mais je n’avais pas le choix que d’agir.


Forcément vu le gabarit, c’est aussi à moi que l’on demande les soucis électriques nés des générateurs à pompe hydraulique, qui prennent dans le fleuve tout proche l’énergie dont l’usine a besoin pour fonctionner. Les pannes, c’était tout ce que détestaient ceux qui nous dirigeaient ici bas et il risquait d’y avoir du fouet pour les techniciens. Si je pouvais éviter à ces pauvres gars un peu de souffrances supplémentaires, tout le monde ne s’en porterait que sûrement mieux.


Quand ‘jarrive sur place, déjà plusieurs choses m’interpellent. Les équipes qui s’en occupaient normalement n’étaient pas présentes. Non pas que la cruauté avait évincé tout risque de désertion ou de lambinage, mais cela restait quand même quelque chose d’anormal que de ne pas croiser âme qui vive ici. Mais je finis par distinguer… Une crinière rousse. Et en la suivant, deux types de forte carrure visiblement déjà ad patres, la tête dans les nuages… Et parfaitement inutiles. Je me mets sur mes gardes. Hors de question de défendre les installations d’un de mes pires ennemis, encore moins au péril de ma vie… Mais je devais quand même enquêter. Question de nature, mais aussi de pragmatisme. Si quelque chose clochait, Joker était capable de massacrer toutes les personnes de service le soir où le manquement avait été rapporté.


Une fois dans les ténèbres, il était plus facile de retrouver ce qui avait été si longtemps ma nature… Et de surprendre le saboteur. Ou plutôt, la. Je la reconnais aussitôt et me fige de stupeur. Pamela Isley. Poison Ivy. Elle ici ? Tous les psychopathes de la ville avaient donc survécu au détriment des dernières personnes intègres ? Je n’en croyais tout simplement pas mes yeux. Et forcément, elle me reconnaît aussi… Mais en tant que Bruce Wayne. Si je connaissais ces deux identités pour l’avoir fait enfermer, ce n’était pas son cas…


Je la plaque contre le mur sans hésiter, lui tenant le bras sans ménagement.


| Qu’est-ce que vous fichez ici, Isley ? Qu’avez-vous fait à ces deux hommes ? |


L’habitude de défendre des innocents, mais il fallait peut être que je revoie mon approche.


| C’est vous, la saboteuse ? |

J’ai au moins pour moi qu’Ivy ne connaît pas ma véritable identité. Je ne saurais pas à quel saint me vouer pour ce léger avantage… Car Bruce Wayne n’aurait pas à gérer quelque chose de trop violent, et il avait l’avantage de savoir y faire avec les femmes, même les éco-terroristes comme la rouquine. En sus elle ne devait pas se méfier de moi, même si elle avait jadis été lourdée de Wayne Enterprise à cause de ses idées tordues et de ses méthodologies de travail qui l’avaient été plus encore. Dans tous les cas, je savais que je pouvais tenir. Mais ça restait une surprise. Et pour être honnête, plutôt une mauvaise. Pamela Isley était instable et elle avait un talent sûr pour provoquer des catastrophes. Il me semblait donc maintenant certain qu’elle était responsable de ce qu’il venait de se passer dans ce secteur de l’usine. Et la connaissant, avec son amour si particulier pour les machineries de l’Homme, je ne pouvais que redouter ce qu’elle n’allait sans doute pas tarder à provoquer. Je savais bien que comme l’essentiel des psychopathes qui agissait en ville, il n’était pas franchement question de s’embarrasser, à ses yeux, de la sécurité des innocents.


Il fallait bien se rendre compte qu’à ses yeux, plus encore qu’à ceux du Joker, personne n’était innocent. Tueurs d’arbres, pollueurs de rivières et de fleuves, la liste des raisons de sa vendetta écologiste était longue comme le bras. Sa folie se manifeste sans tarder, quand elle sourit après que l’on se soit rentré dedans. Elle m’explique alors que ces hommes dorment et qu’ils se réveilleront avec la migraine. Je soutenais son regard en énonçant l’évidence ; personne ne tombait sans raison.


Je sens toutefois le vent tourner quand elle m’accuse d’avoir tué… Son ancienne elle ?


| Je ne goûte que moyennement votre comparaison. Vous auriez tué des gens si vous aviez continué de travailler pour moi. Je regrette que vous en ayez tué quand même en ne saisissant pas cette seconde chance qui vous était offerte de rebondir. |


Mieux valait jouer l’ancien patron philanthrope plutôt que le justicier sous couverture de sa véritable identité… Ce serait trop compliqué à assumer, même pour moi. Je notais tout de même le tutoiement. Elle se sentait proche de moi, du fait des événements du passé qui nous avaient rapprochés, ou plutôt, mis en relation. Je hausse les épaules et soutiens son regard. Je devais en savoir plus, sur ce qu’elle préparait. Parce que si paradoxalement nous partagions désormais le même but les moyens de mise en œuvre de son plan seraient sans doute plus sanglants que les miens.


| J’ai joué et j’ai perdu. Comme tout le monde je ne fais que survivre, ici. Je ne suis plus le patron de qui que ce soit. Mais comment comptez-vous vous y prendre Pamela, pour saboter la production de cette usine ? Si le joker a un doute sur le sabotage de ses installations, il tuera quantité de ses « salariés », ou plutôt de ses esclaves. Vous le savez aussi bien que moi. |


J’ajoutais, un rien optimiste.


| Je suis sûr que vous ne voulez pas causer la mort de qui que ce soit et déclencher une guerre de territoire, n’est-ce pas ? |

Je n’étais pas du genre à prendre de risques. Je ne souhaitais pas griller ma couverture mais l’un dans l’autre il n’était pas franchement facile de devoir tout accepter, tout encaisser, sans broncher et sans jamais rien dire. Ce n’était pas comme ça que je voulais vivre mon retour. Mais je restais encore sous le masque de Bruce, et pas sous celui de Batman. Je ne pouvais pas tout me permettre, à moins de me retrouver à cavaler parce que repéré par les forces du Joker qui tenaient l’endroit. Peut être y avait-il une alternative ? mon esprit analytique passa rapidement en revue les champs du possible. Il ne fallait pas que je me retrouve à me compromettre avec Ivy… Mais d’un autre côté, nous pouvions peut être nous allier. Il y avait fort à faire pour enrayer la machine de fantasmes et de mort du Joker et je ne pourrais peut être pas y arriver tout seul sans le moindre matériel.


La rouquine continue dans son délire. Elle ne verra jamais le mal dans tout ce qu’elle avait pu faire, dans tout ce qu’elle avait pu imaginer. Bien sûr que j’étais fortuné, et que tout cela reposait sur le travail et les techniques des individus que je faisais travailler. Mais je n’étais pas comme les pires chiens de ce système économique à sacrifier l’homme pour mes bénéfices, dont je me fichais totalement tant qu’ils me permettaient les investissements du bat-justicier en matière d’équipements. Autant dire qu’à l’échelle d’une multinationale conquérante, ils ne représentaient pas grand-chose. Autrement je me serais retrouvé depuis longtemps devant la réalité crue d’un contrôle fiscal ou d’une enquête qui mettrait mes petites affaires bien à mal… Elle s’en prend à Batman et me ramène à ma culpabilité de n’être jamais capable d’arranger les choses, et de ne pas pouvoir sauver tout le monde.


| Nous ne serons jamais d’accord sur ce sujet, Mrs Isley. Cela ne sert à rien de tergiverser ; j’avais mes raisons de vous virer, et vous pouvez enrober tous vos méfaits de vos bons sentiments, cela ne change rien. |


C’était sec, définitif. Le sens des affaires de Bruce Wayne, encore porté sur la parole, l’honneur, la morale, et le sens éthique de Batman, qui modulait la brutalité de ses actions en fonction de la gravité des crimes commis contre les victimes. Je dois continuer de prendre garde, quand même. Isley n’aime pas qu’on lui rappelle son identité d’origine et j’incline un rien la tête, faisant la moue pour convenir que je pouvais l’appeler comme elle le souhaitait si c’était important pour elle. Au fond cela ne changeais rien et certains de mes adversaires m’avaient toujours caché leur véritable identité, ce qui m’inclinait de toute façon à les appeler par leur alias.


| Je n’ai pas pu. J’ai juste réussi à conserver mon anonymat, jusqu’à maintenant en tout cas. |


Je la toise avec sévérité quand la rouquine considère de but en blanc que porter une perruque sera suffisant pour ne pas entamer une guerre ouverte avec le joker. Je ne sais pas à quoi elle joue sachant que d’ordinaire elle ne cherche pas franchement à échapper aux radars… Plutôt du genre à assumer qui elle était, et si les rumeurs disaient vrai sur son compte il était fort probable qu’elle se soit taillé son propre empire dans les environs. L’Eden… Un vieux projet. Ce n’était pas la première fois que je côtoie ses idées un rien mégalo d’un domaine végétal et de tout ce qu’elle y trouvait de mieux qu’au milieu de ceux qui furent jadis ses congénères.


Lorsqu’elle me parle de sabotage de l’usine, je réfléchis. Elle ne pense qu’à son intérêt et pour une fois, celui-ci peut coïncider avec celui des innocents de Gotham. En partie du moins, car en cas d’attaque sur l’usine de production il risquait d’y avoir des représailles sur le personnel…


Je réfléchissais, alors, car il était possible qu’il y ai une opportunité qui se présente à moi dans les circonstances que la rouquine m’imposait. Je la relâche, quand elle se fait des idées et me tance sur la proximité physique. Je ne voulais pas qu’elle se méprenne, mais bien plus que les images et que les apparences il n’y avait plus besoin de la maintenir.


| Vous pouvez saboter cette usine, mais à la seule condition que la faute ne puisse pas en incomber aux ouvriers… Aux gardes, je m’en moque. Mais pas aux pauvres hères qui n’ont pas le choix que de bosser ici pour survivre. Comment vous comptez vous y prendre ? |


Oui, j’étais prêt à l’aider… Si nous arrivions à faire coïncider nos intérêts…

Hors RP:

La conversation était dangereuse. Pas seulement parce qu’on pourrait nous voir et nous allumer, mais aussi et surtout parce que l’une des deux participantes était la plus grande empoisonneuse du monde. Elle avait déjà quantité de frasques à son actif, et c’était une meurtrière comme Arkham en avait jadis beaucoup compté. On ne pouvait pas dire que je sois plus tendre avec elle, mais transiger avec Poison Ivy ne nécessitait pas forcément les mêmes outils et ingrédients qu’avec les autres criminels. Il fallait un certain tact pour se défaire d’elle, car la violence physique pouvait se retourner contre soi si elle avait prévu le coup et avait badigeonné de ses mixtures son corps et ses vêtements. En sus, sa folie à elle était bien spécifique ; elle ne raisonnait pas comme les autres car elle n’était pas mûe par l’appât du gain ni le goût de la violence. En tout cas, pas uniquement. Elle était plus complexe. Et elle voyait le monde d’un tout autre regard que le commun des mortels.


D’un signe de tête, j’acquiesçais et je concluais non sans un rien de pragmatisme et d’ironie.


| En effet. Retour à la base pour tout le monde, n’est-ce pas ? |


Peut être pas pour elle. Ca ne devait pas s’appliquer aux tueurs psychopathes, ni aux éco-terroristes dans son genre. La rouquine semble bien s’amuser à mes dépends, dans toute cette situation qui n’a en réalité rien de cocasse sinon pour les fous qui en jouissent. C’était dans ce genre de moment qu’elle ne pouvait pas être confondue avec le commun des mortels, dont elle savait pourtant parfois adopter le masque et les usages. Elle était retorse, d’une grande intelligence. J’encaisse la menace… Je sais de toute façon que ma présence ici est comptée. Que je vais bientôt devoir m’enfuir.


| Ca m’arrangerait que non, Mrs Isley. Je pense que même sans possessions, je peux encore, par ce que j’ai représenté, être un exutoire pour bien des frustrations, j’imagine… J’ai su que plusieurs autres patrons d’industries ont fini pendus entre la 11ème et Tricorner. Je ne tiens plus spécialement à vivre cette existence, mais si je peux éviter d’être lynché, je préfère. |


Honnête, sans plus. Comme si ça ne m’émouvait qu’à demi. C’était un peu le cas. Mon existence était constellée désormais de considérations et de dangers bien plus proches qu’un hypothétique lynchage public. Je secoue la tête quand la jeune femme arrive à une conclusion bien à elle.


| A vous de voir, Mrs Isley. Je vous demande juste d’épargner les simples ouvriers, eux n’ont rien fait à personne dans leur immense majorité, ils se contentent juste de survivre au jour le jour, comme moi. Aucun de ces gens ne vous a rien fait, ni n’a attaqué votre territoire… |


On hèle au bout du couloir. On veut savoir pourquoi je parle à quelqu’un au lieu de travailler. On ne voit rien de notre petit manège ; trop peu de lumière pour qu’ils reconnaissent ce qu’il se passe ici.


| Je vous en prie, sabotez sans sacrifier tout le monde ! |


Je repartais vers l’extrêmité du couloir d’où l’on m’appelait par le pseudonyme donné au contremaitre, illustrant la plus complète dichotomie de mon âme ; je n’allais rien faire pour l’empêcher de nuire au Joker, pour que la ville bénéficie de cet attentat, tout en croisant les doigts qu’il ne fasse aucune victime.