Meeting with an uptown boy | Bruce

Ville pourrie… grogne intérieurement Selina, mains dans les poches de sa veste en cuir noir, capuche sur la tête et cheveux au vent. Sur un côté, ils sont plaqués par une tresse. Elle s’est manifestement apprêtée, mais pas trop. Gotham n’en mérite pas tant. Du reste, c’est qu’après, elle doit rentrer sur Starcity pour prendre son service. Comme dirait l’autre, elle n’a pas l’temps d’niaiser, et c’est loin d’être pour son bon plaisir qu’elle refout les pieds dans cette ville du diable. Certes, Starcity ne vaut pas vraiment mieux. Et Metropolis ? La même poubelle. Si Selina avait su, elle aurait pris sa sœur et Holly, et direction New-York, ciao les nazes, foi de Catwoman. Sans Bat, de toute façon, Gotham avait, pour elle, perdu toute sa saveur… Et, pire encore que la saveur de la disparition de Bruce, la ville a maintenant droit à une soupe infâme des pires raclures que la Terre ait jamais connue… Moins pire qu’un dark Superman (qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de pire qu’un dark Superman ?), et en même temps, de quoi changer pour longtemps la face du pôle Gotham, Metropolis, Starcity. Les pires tarés d’Arkham avaient pris Gotham, comme des fous aveuglés par la fierté de la prendre à Batman (Aucun mérite en son absence, les gars…), pendant que les plus mesurés des sociopathes, les mafieux, se chargeaient du reste.

A défaut de pouvoir foutre le camp, Selina avait opté pour les mafieux. Ce n’est jamais bien reluisant de se mettre à leur service (ou même au service de qui que ce soit), mais c’était toujours mieux que de se faire plomber le cul par le Joker juste… Comme ça. Ou de servir de sujet d’expérience à Crane. Ou de servir de divertissement au Sphynx. Ou de se faire droguer et violer par ce cinglé de Jarvis. Carmine Falcone est un escroc, un pourri, mais au moins, il a le mérite de maintenir un semblant d’ordre endéans ses frontières. Si Selina, sa sœur ou Holly ne font pas trop les fofolles avec lui, ça se passe généralement correctement. Bien sûr, ce n’est pas l’envie de le voler qui lui manque… Elle le garde pour la faim, d’ailleurs. Mais, d’ici à ce qu’elle ait de quoi prendre l’ascendant, la féline préfère adopter un profil bas, et aller dépouiller ses hommes de main. Ça l’amuse encore plus de les entendre venir se plaindre au Cagliari soit d’avoir pris une dérouillée par Falcone, soit d’être tombé face à la nonchalance la plus totale de la part de leur patron. Là-dessus, elle le comprend. Si des voleurs ne sont pas capables de ne pas se faire voler… C’est que ce sont des branques. Plus d’une fois, pour échapper au boulot de maid, Selina a pensé à se révéler, tenté de s’imaginer ce que Falcone ferait s’il savait que Catwoman bossait pour lui… Elle laissait tomber cette idée aussi rapidement qu’elle venait. Connerie, elle se répète, à son attention. Ca n’entraînera rien de bon…, et pas besoin d’être voyant pour le savoir.

Raison pour laquelle, quand il se trouve que, comme hier soir, elle a « visité » le logement du lieutenant de Falcone, elle a préféré venir vendre ce qu’elle a trouvé à Gotham plutôt qu’à Starcity. Les risques restaient élevés, on pouvait la dénoncer, mais des femmes aux cheveux noirs qui lui ressemblent, y’en a des centaines. Du reste, si elle est certaine que Falcone ne verrait pas cela d’un bon œil, il serait sans doute encore plus fâché contre ses hommes que contre elle, et ça, c’est beaucoup moins son problème. A vendre aujourd’hui, une bague en or, assez veillotte, de ce modèle avec deux diamants et un saphir que toutes les grands-mères semblent avoir eues, et, sans doute le meilleur trophée qu’elle a pu trouver jusqu’à maintenant… Un petit bocal de verre, encore plein, de clous de girofle. L’anesthésiant le plus naturel, sans oublier son petit effet antibiotique. Pour les maux de dents, sans antidouleurs, c’était le must. Triste à dire, mais par les temps qui courent, elle tirera sans doute un meilleur prix du bocal que de la bague… N’importe. Dans tous les cas, elle se pointe au Knight Stadium, vu que c’est là que sont généralement les gars prêts à troquer, chope un verre de whisky, qui sera dégueulasse à n’en pas douter, au bar, et va s’installer à une table libre, la table habituellement réservée aux deal, de sorte à ce que tout le monde à la ronde sache que soit elle cherche à acheter quelque chose, soit elle a quelque chose à vendre… Dans les deux cas, elle a intérêt à se débarrasser de son bien, puisque les envieux se révèlent déjà…  

L’heure tournait. J’avais vidé l’une de mes dernières planques aujourd’hui, l’une des rares et peut être la seule d’ailleurs, qui soit encore accessible. Je ne pouvais pas dire que j’étais enthousiaste à l’idée d’avoir à agir avec ce vieux bat-suit sur lequel j’avais pu remettre la main. Ces batarangs d’une vieille version étaient trop acérés, j’allais mutiler gravement des cibles si je me montrais imprécis, et j’étais aussi moins bien protégés que d’habitude, avec extrêmement peu de gadgets de dissuasion ou de fuite. Mes réserves de fumigènes étaient simplement réduites à néant, sans parler du reste. J’allais devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur. Comme souvent… J’entendais la voix d’Alfred qui me soufflait « je vous l’avais bien dit, Bruce, même si je déteste avoir à vous dire ça ». Parfois, c’était la voix de Zatanna qui s’y substituait.


Je savais que j’avais pris la bonne décision en venant ici.


Je me sentais revivre. Et ce n’était pas une bonne chose, quelque part. Car à moi le fiel, la folie et le danger. Je n’étais plus là-bas, plus dans ces univers de dangers et de plaisirs, dans ces mondes parallèles où j’avais dû refaire une partie de ma vie alors que le temps s’était écoulé en dents de scie au gré des sauts. J’avais besoin d’être sur le terrain pour le « sentir », pour l’envisager dans sa globalité. Toute l’omniscience potentielle de la magie de Zatanna ne changeait rien au fait que moi, je n’avais ni pouvoirs, ni talents surhumains. Je devais voir, sentir, comprendre et analyser. Je devais calculer à l’avance, et je ne pouvais le faire qu’avec mes moyens. Une ébauche de plan à long terme prenait vie en moi. Je n’en avais rien dit à Zatanna, elle m’avait déjà considéré comme un fou à la première étape, alors inutile de l’inquiéter avec celles qui suivraient. J’avais beaucoup d’éléments en tête. Les ressources. Les dangers. Je devais encore prendre la pleine mesure du terrain, par un coup d’essai qui s’il n’était pas brillant ne se ferait pas sans panache.


J’étais déjà contrarié dans cette première étape. Pas par l’équipement, pas par l’absence de soutien. Mais le Joker ne serait pas comme je l’avais appris à son quartier général, il ne s’y était pas montré de la journée et tout semblait désespérement désert. Alors j’étais allé dans un endroit où on disait le voir souvent, quand je faisais partie de l’équipe de nuit d’Ace Chemicals, les quelques jours qui avaient suivi mon retour. Knights stadium. Bondé, comme d’habitude. Je devais vite en apprendre plus… Et il se passa un certain temps pour que quelques verres délient les langues de quelques mecs qui avaient vu le Joker partir avec des « volontaires » pour le « théâtre ». De soulagement, j’aurais pu déboucher un château du pape 1963 en compagnie d’Alfred, et même prendre un de ses sandwichs au concombre pour la route. Mais Alfred n’était pas là.


Alfred était peut être mort.


J’allais repartir, me détournant du bar, mais je me figeais. Silhouette reconnue. De dos. La respiration bloquée, j’allais partir quand même. Ce n’était pas le moment. Pas avant de me jeter dans l’inconnu, dans la douleur et dans le sang. Je fis quelques pas vers la sortie qui menait aux escaliers sous les gradins, et vers le portail du stade, mais je me retournais finalement. Une heure pour me mettre en position. Cinq minutes pour me mettre en tenue. Il me restait une heure à tuer.


Elle la valait bien.


Je m’approchais tout en discrétion, noyé dans le tohu-bohu qui m’environnait. Beaucoup de supporters, d’ivrognes, de combattants en attente de leur heure…


Je ferme les yeux en sentant son odeur captée par mes narines, à un mètre d’elle.


| Bonsoir, Cat’… |


Que faire ? Que dire qui ne soit pas stupide, alors que j’étais parti près de deux ans ici, et en avait vécu dix ailleurs ? Une seconde, son visage à Elle revint dans mon esprit, comme si elle était en face de moi.


| Je suis content que tu sois en vie. |


L’honnêteté et la sincérité comme valeurs cardinales. Comme toujours. Pour le meilleur, et pour le pire.

Selina déteste, plus que cordialement, ce que Gotham est devenue. Il y a toujours eu des quartiers un peu crasses, des rues dans lesquelles traîner, seule, la nuit, revenait à tirer le diable par la queue… Mais depuis la chute, chaque jour avait ce goût-là. Des groupes s’amassaient aux coins, suivaient les cibles qu’ils sentaient faibles, les passaient à tabac pour les plus chanceuses, les dérobaient, bien sûr, et parfois bien pire… Limite, dans ce bouge glauque et mal famé, avoir la tronche d’un débris consumé par la meth jusqu’à la perte de ses dernières dents, était encore le meilleur passeport pour la survie d’un orifice féminin. Au Knight Stadium, il vaut mieux ne pas s’éterniser. Elle, en tous cas, n’en a pas la moindre envie. Refiler ce qu’elle a contre un médoc’ ou l’autre, et filer en douce, certainement pas par les rues. Capuche rabattue sur la tête et mine peu amène, elle passe au crible, de ses doux yeux en amande, ceux qui en font de même. Elle a l’air jeune, et plutôt athlétique. Dans cette ville où il ne faut jurer de rien, c’est presque comme si elle voyait les turbines de leurs intellects déficients s’agiter. Combien en faudrait-il pour avoir le dessus ? Ca se dit que si elle est parvenue, sans une égratignure, jusqu’ici, c’est qu’elle doit avoir une botte secrète. Laquelle ? Là est la question. La féline sent qu’ils la fouillent du regard, à la recherche d’une arme ou d’une autre…

Ses yeux reviennent finalement face à elle, sans négliger de rester attentifs à leur périphérie. Une silhouette se tient là, masculine, à n’en pas douter, par sa largesse. Selina lève lentement les yeux vers le visage de celui qui se poste ouvertement face à elle… Et marque un temps d’arrêt. Pendant plusieurs secondes, une expression incertaine flotte sur ses traits. Ses yeux et son cœur le reconnaissent avant son cerveau, qui refuse, un long moment, d’accepter que c’est bien Lui qui lui fait face. Sous son sweat-shirt, son cœur s’emballe. Sous sa peau légèrement mate, ses joues rosissent, et finalement, le train s’emballe. Surprise, plaisir, questionnement, inquiétude, dépit… Et encore questionnement. Finalement, après ce qui lui semble avoir été une éternité, elle finit par pousser du pied, sous la table, la chaise en face d’elle en une invitation implicite d’y poser son derrière, le tout, en disciplinant à nouveau son visage pour qu’il arbore sa sempiternelle expression d’indolence, de désinvolture amusée caractéristique, comme si jamais rien ni personne ne pouvait l’atteindre. Et c’était le cas. A quelques rares exceptions près. Elle se l’était promis. « Bonsoir Bat… » Elle lance, joviale, comme si elle était vraiment contente de le revoir. Peut-être qu’elle l’est, un peu, loin derrière l’inquiétude que son départ a provoqué, loin derrière la colère du merdier qu’est devenu Gotham… Un peu devant le sentiment qu’il a intérêt à avoir une bonne excuse pour les avoir, tous, abandonnés de la sorte. Pas qu’il lui devait quoi que ce soit, mais… Deux ans d’absence. Deux ans sans Bruce Wayne, le bienfaiteur de Gotham, deux ans sans Batman pour mettre au trou et les y garder les fous dangereux qui n’ont leur place qu’entre quatre planches, ou, à défaut, à Arkham…

Elle pousse son verre dans sa direction, le liquide ambré se balançant dangereusement d’un bord à l’autre sur le trajet, mais la dose qui y est est bien trop faible pour déborder. « Cadeau de bienvenue. » Elle glisse. « Il est infect. Je regrette ta réserve personnelle. » Ses yeux de chatte aux longs cils, en amande, brillent de défi, de provocation aussi. Selina n’est jamais que cela. Sous-entendus et provocations diverses et variées, le talent de prétendre, et la prétention certaine, de pouvoir s’infiltrer absolument n’importe où, à son gré. N’est-elle pas la meilleure voleuse du monde ? Elle, en tous cas, aime à le croire et songe qu’elle ne pourra le devenir que si elle en convainc les autres. Bruce serait un début. « Merci. » Elle répond, presque ronronnante, à ce qu’elle prend pour un compliment, avant d’asséner. « Il est plus surprenant que toi tu le sois… Je suis assez partagée, du coup. Est-ce que je dois t’en vouloir de sortir de nulle part, ici, ou bien est-ce que je ne dois qu’être contente qu’en dehors de quelques cheveux gris qui accentuent ton allure séduisante, tu sembles indemne… » Il marche sur ses deux jambes, il a encore ses deux bras, pas de balafres au visage qui trahissent des blessures sévères aux longues périodes de rémission… Selina se permet d’être piquante. De toute façon, elle se le serait permis. Elle est comme ça, la féline. Acérée, comme ses griffes, à ne certainement pas donner sa langue au chat… Mais plutôt à la prendre, qu’on la lui donne ou pas.

Content qu’elle soit en vie. Elle, la rivale et l’adversaire de toujours. La seule que je devais coincer mais qui pourtant ne passait jamais en priorité, ou bien toujours, selon le point de vue. Parce qu’elle ne tuait pas. Parce qu’elle ne faisait pas vraiment de mal aux fortunes et aux mécènes dont elle pillait les ressources déjà abondantes. C’était mal, ce qu’elle faisait. Indubitablement. Mais dans un monde où le mal et le vice avaient des lignes de crédits illimités, la chose restait toutefois largement relative. Ne devais je pas plutôt courir après les violeurs, les tueurs, les manipulateurs de masse ? C’était ce que j’avais décidé. Et pourtant… Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de la combattre. Mais avec une réponse graduée à « l’infamie » dont elle se rendait elle-même coupable par ses forfaits. Je n’allais pas la marquer au fer rouge pour un vol, sachant qu’elle vivait plutôt chichement. Ce qu’elle faisait de son argent n’était ni parures ni vie de luxe, mais confort éphémère et destin secret dont même mes talents d’enquêteur n’avaient jamais percé les finalités.


Elle a survécu et ça ne devrait pas m’étonner. La principale qualité, compétence de Selina, c’était son adaptabilité. Elle était une survivante, depuis toujours. Capable de se fondre à force d’intelligence et d’un culot monstre dans quantité de situations différentes, déterminée qu’elle était à toujours tirer le meilleur parti de toutes les situations qu’elle rencontrait. Sa voix est suave, chaude. Elle me rappelle à l’homme que j’étais jadis, et pas seulement le justicier. Pourtant, tant de temps s’était passé durant mes voyages… Je note les infimes changements physiques qui sont les siens. Je ressens. Je sais qu’elle est contente de me voir, et même si mon corps n’en trahit rien, peut être voit-elle une lueur dans mes yeux. De celle qui voulait dire un soulagement pour elle, comme pour moi. Je ne sais pas toutefois tout ce qui habite le cœur de la cambrioleuse, toujours susceptible de se battre autant que de disparaître sitôt que les choses se gâtent.


Son verre est poussé sur la table, vers moi. Cadeau donc, et elle me tance sur les alcools plus fins qui se trouvaient au manoir Wayne jadis, avant qu’il ne finisse incendié. Avait-elle été voir là bas après mon départ, pour y piller quelque richesse, souvenir de famille ou alcool de qualité ? Je ne lui ferais pas l’affront de le demander, d’autant que mes possessions personnelles m’importaient somme toute assez peu. Je le porte à mes lèvres, ce verre, et rien qu’à l’odeur je sais combien c’est âcre. Mal distillé, mal dosé. Rien ne convient dans ce verre d’alcool. Mais je m’en satisfais.


| Je suis content de voir que tu es toujours aussi partageuse. Et que tu peux l’être autant avec ce que tu as « payé » qu’avec les biens des autres. |


Etait-ce une plaisanterie ? Bruce Wayne, faire une vanne, ça remontait à loin… Sa voix m’a manqué en tout cas, c’est une certitude. Comme le reste. Cette retenue pas tout à fait prude, ni pour autant tendancieuse. Une forme d’entre-deux aussi mince qu’un filin d’équilibriste. La belle me confie ses sentiments contradictoires par rapport à ma survie. Mais je notais qu’elle était surprise. Avait-elle douté de mes capacités, ou qu’on ne partait pas en vacances avec le reste de la ligue ? Elle me complimente sur mon apparence, mais je ne souris pas. Je me rappelle tout ce par quoi j’étais passé au travers, et ce n’était pas un motif de réjouissance… Comme presque chaque minute depuis ce moment funeste de Crime Alley, près de trente ans plus tôt.


| J’en suis le premier surpris. Me concernant, je veux dire. Pour ta propre situation je pense que ça n’étonnerait personne qui te connaisse un tant soit peu. |


Avait elle le droit de m’en vouloir ? Ou l’avais-je moi de le lui dénier ?


| J’ai pris dix ans depuis la dernière fois que l’on s’est vus, Cat. J’ai bien peur que ça ne soit pas dix années de sagesse. Et c’est dix années qui pèsent lourd aussi sur mes épaules… Quant à toi, tu es toujours la même. Et j’en suis content. J’ai craint le pire, pour toi et pour tous ceux que je connaissais ici, quand j’ai vu à mon retour ce qu’il s’était passé. |


J’inspire, repoussant à nouveau son verre vers la jeune femme.


| Dois-je craindre les moyens que tu as engagés pour ta survie ? |

Elle est loin d’être idiote, Selina. Elle sait parfaitement pourquoi le Bat la laisse plus souvent partir que certains. Outre ses courbes qui plaisent au playboy, elle le sait, elle sait aussi qu’elle est loin d’être la plus violente sur son échelle du code moral… Tout en haut, on devait trouver le Joker. Elle, sans être dans le menu fretin, elle n’était pas une priorité. Oh, elle a déjà tué. Elle n’est pas certaine que Batman le sache. Elle n’est pas certaine qu’il le lui pardonnerait s’il le savait. Selina, pour sa part, ne regrettait rien. Certes, elle s’est sali les mains, mais elle ne culpabilise pas. Sans être fière d’avoir passé cette frontière, si elle devait la franchir à nouveau, elle n’hésiterait pas une seule seconde. Ce n’est pas gratuit, ce n’est pas de gaieté de cœur, elle n’y prend absolument aucun plaisir, mais sa vie ou celle de Maggie devraient-elles être menacées, elle n’hésiterait pas. Pas même une seconde. Selina a la survie chevillée au corps et l’élimination du danger immédiat. L’élimination aussi définitive que faire se peut. Elle a déjà vu faire le Bat. Il pète des rotules, déboîte des épaules, assomme. Certains sbires qu’il laisse dans son sillage ne peuvent plus marcher. Certains mettent des mois à pouvoir manger à nouveau autre chose que de la soupe. Oh, elle comprend. Il ne peut tuer tous ceux qui s’en prennent à lui, sinon Gotham serait vite totalement dépeuplée. Ça doit le peser, aussi. Mais Selina, elle, n’est pas faite du même bois. Le Bat, lui, protège et rend une forme de justice pour autrui. La féline, elle, se rend justice à elle-même, ou court, malgré les airs de celle qui n’y touche pas, derrière une forme de justice céleste. Elle estime, peut-être à tort, qu’elle a déjà bien assez dégusté dans sa vie pour avoir le droit de n’en avoir strictement rien à cirer des déboires de ceux qui la cherchent. La vie, elle est dure pour tout le monde. Elle, elle vole des rolex à des mecs qui en ont déjà douze. Ceux qui s’en prennent à elle, ça barde pour leur matricule, précisément parce qu’elle a l’air d’une nana sans histoire, d’une victime facile. Deux réponses pour deux attaques différentes.

Et pourtant, les voilà, tous les deux au même point, les yeux noirs en amande de Selina dévisageant, avides, son vis-à-vis. « Surtout avec les biens des autres… » Elle rebondit sur la plaisanterie, sourire malicieux aux lèvres. Contrairement à ce que d’aucun pensait, la jeune femme n’est pas si égoïste que cela. Elle protège, surtout, autant qu’elle peut, sa jeune sœur et Holly, qui est tout comme la première. Le fait que le monde n’existe pas ou n’ait pas d’importance en dehors de ce trio pourrait choquer… Choquerait n’importe qui qui n’a pas été délaissé par sa propre mère au profit de chats, ou battue par son ivrogne de père. Selina s’est choisi une famille. Elle s’est choisi un monde. Tous les autres, ou presque, peuvent crever. C’est ce qu’elle pense la plupart du temps. C’est ce qu’elle pense le matin en se levant, ou le soir, après avoir fermé les douze verrous qui ferment le petit appartement qu’elle partage avec les filles. C’est ce qu’elle pense en mangeant la barre chocolatée qui accompagne les rations qu’on lui donne au Cagliari. C’est ce qu’elle oublie de penser quand elle voit trois pauvres types s’en prendre à une femme, dans la rue.

Le sourire de Selina, aux suppositions de Bruce, se fait plus félin. Bien sûr qu’elle survit. Elle ne fait que ça depuis toujours. Avec le temps, elle a développé l’instinct, le flair. Elle prend donc le compliment avec beaucoup de plaisir. Sans être excessivement orgueilleuse, Cat adore que l’on reconnaisse ses mérites à leur juste valeur. La suite, en revanche, l’amuse moins. Entendre que, pour lui, il s’était passé dix ans, est un choc qu’elle masque à peine. Son sourire se fane sensiblement. Dix ans… Qu’a-t-il fait pendant tout ce temps ? Qu’a-t-il vu ? Qu’a-t-il vécu ? « Tu dois regretter d’être revenu… » Elle s’avance, de l’amertume dans la voix. Elle se dit que, peu importe ce qui a pu se passer ailleurs, ça ne peut être mieux qu’ici. Dépitée, elle boit cet espèce de whisky infâme à petites gorgées. « Tu as pu retrouver les tiens ? » Elle demande, pas certaine d’en avoir croisé l’un ou l’autre depuis une éternité… Il faut dire, de son souvenir, ils étaient très attachés à Gotham, et elle, elle a quitté Gotham avant que les plus cinglés n’en prennent les rennes. Elle préfère les mafieux aux Epouvantails et autres Joker aux drogues pas catholiques… La dernière question de Bruce cependant l’amuse, son rire résonne légèrement dans son verre, et le regard qu’elle relève vers lui est plein de défi, plein de provocation. « Précise ta pensée s’il te plaît… ? » Elle demande, curieuse de savoir ce qui se tramait dans l’imagination de Bruce…

Dix ans loin de tout ce que j’avais connu. Dix ans de découvertes et d’errances, dix ans de malheur. Est-ce que ces dix années avaient été si différentes que ça de ce que j’aurais connu à Gotham ? Allez savoir. C’était impossible à dire, car visiblement la ville était toujours restée une poudrière, qui avait explosé peut être pour de bon une fois que je n’avais plus été là pour la protéger de ces étincelles que le chaos aimait à provoquer. J’avais échoué sur toute la ligne, en définitive. Et je n’étais même pas certain que mes actions, dans différents moments et endroits traversés durant mon périple quantique, avaient été pérennes. Que valait le Chevalier Noir de Gotham, en définitive ? Sans doute pas grand-chose. Mais ce sentiment d’inutilité ainsi que la culpabilité de n’avoir servi à rien au final, continuaient ensemble de me tenailler jour et nuit depuis mon retour. Zatanna ne pouvait pas comprendre, cherchant à me dissuader d’accomplir peu ou prou la seule chose que je savais faire dans mon existence. M’insurger. M’élever contre le crime, quelle que soit la forme qu’il prenait.


Même quand il était aussi séduisant et corrupteur que pouvait l’être Selina Kyle. La plus grande voleuse de notre temps. Je me montrais complaisant avec elle. Parfois, cela m’interpellait, aussi. Sans que je ne sois réellement coupable de quoi que ce soit, évidemment. Les choses avaient toujours été claires entre nous. Elle n’était pas le plus gros poisson que je traquais, et dans ma grande croisade contre le crime il y avait des individus bien pires que je me devais de traquer. Je n’oubliais pas ses propres délits, mais il y avait toujours eu une sorte de ligne rouge que la belle cambrioleuse n’avait jamais franchie… Ce qui m’inclinait à ne pas la hisser trop vite en tête de mes préoccupations justicières. La belle plaisante, encore. Et je hoche la tête en signe d’acquiescement, léger sourire aux lèvres.


| Surtout avec les biens des autres, en effet. Ce qui nous a déjà valu quelques belles confrontations. |


C’était un simple fait qui était énoncé, mais il était possible d’y voir une certaine nostalgie également. Les choses étaient autrefois tout aussi dangereuses, mais parfois aussi empruntes d’une facilité que l’on ne retrouvait plus en rien aujourd’hui. Le monde était en ruines et cela n’avait finalement que contribué à perdre tout ce qui pouvait donner un peu de saveur et d’espoir dans ma croisade solitaire. Je ne reproche même pas à Selina d’avoir survécu même si je sais qu’elle l’a peut être -sans doute- fait au détriment de l’intérêt et de la sécurité de beaucoup d’autres personnes. Je savais bien quelle était la mesure de sa détermination ; elle m’avait jadis renvoyé un reflet d’alter-égo.


La belle s’amuse de la situation, parce que ce n’est simplement pas dans sa nature de se torturer avec les conséquences de ses choix. C’était sa façon de faire depuis toujours ; on ne pouvait pas, de toute façon, s’en prendre à d’autres gens ou à leurs biens si on se laissait travailler par une culpabilité quelconque. Ceux qui le faisaient malgré tout finissaient par peupler Arkham à chaque sortie du Chevalier Noir… Selina réagit, quand j’évoque les dix ans de mon absence. Les dix ans que j’avais vécus, tandis qu’ici ils n’en ressentaient qu’à peine deux. C’était un paradoxe que je ne m’expliquais pas, mais les sauts dans l’espace et dans le temps avaient été sabotés, d’après Zatanna, par Luthor. Quelque chose qu’il faudrait vérifier et prouver en son temps mais l’urgence restait pour moi le sort des millions de gens qui vivaient encore dans les Nouveaux Territoires Autonomes. Les pertes étaient déjà très lourdes, alors chaque jour comptait, et c’était bien pour cette raison que j’avais décidé d’intervenir. Je soupire doucement, en silence, quand la brune estime que je devais regretter mon retour.


| Non. J’aurais dû trouver le moyen de revenir plus tôt. |


Si je n’étais pas parti, rien de tout ça ne serait arrivé… Et je n’étais même plus certain de la gravité de la menace qui avait alors pesé sur nous. Cat me demande si j’ai retrouvé les « miens ». Je sais qui elle évoque ; elle en a déjà rencontré certains.


| Non. Je sais que certains sont en vie. D’autres, je ne sais pas du tout. |


Et je ne laisse rien transparaître de l’émotion énorme, béante, que cela fait naître en moi. Elle le devinera, peut être, mais c’est quelque chose qui n’appartient qu’à moi, pour le meilleur et l’humanité que l’émotion me donnait, mais aussi pour le pire avec cette incroyable peur et pression que je ressentais. J’avais appris depuis longtemps à la dominer, et à m’en servir. Je continuais par automatisme. Je redresse mon regard droit dans celui de Selina quand elle m’interroge pour me demander de clarifier mes pensées…


| Nous savons tous les deux que tu ne te laisses pas arrêter par grand-chose quand il s’agit d’assurer ta sécurité, Cat. Mais ça ne me regarde pas, au fond. J’imagine que c’est le cas de tous ceux qui respirent encore aujourd’hui dans les environs, et je n’ai pas à le juger. |

« Tiens, serait-ce un sourire que je vois-là ? » Elle tance, Selina, gentiment le justicier qui lui fait face dont les lippes se sont, sans doute malgré lui, étirées en un sourire à sa boutade… Mais, elle le devine, ce sourire n’est pas seulement lié à son trait d’humour, mais est sans doute teinté d’une certaine nostalgie quand il évoque leurs confrontations passées… Elle le devine, parce qu’elle, elle est nostalgique de cette époque. Elle est nostalgique de ses petites mesquineries, de leurs échanges houleux sur les toits, du jeu de chat et de chauve-souris… Elle volait les riches pour s’enrichir elle, mais ce qu’elle volait n’était que du superflu. Jamais elle n’avait retiré le pain de la bouche à ceux qui en avaient besoin, elle se contentait juste de délester les poches de ceux qui les avaient trop pleines. Une montre, bien qu’à un prix exorbitant, ne manque pas longtemps à celui qui peut s’en offrir douze s’il le souhaite. Bien sûr, Batman ne pouvait pas adhérer à cela. Ça restait un vol, punissable par la loi, et blablabla et blablabla… Pour autant, il ne l’avait jamais cognée trop dur, s’il l’avait déjà cognée, se contentant de tenter de l’entraver ou de l’assommer… Ce dont elle lui était reconnaissante. Elle apprécie de voir son visage sans les défauts grossiers que sont les cocards. Comment ne pas être nostalgique de leurs valses sous cape lors des galas ? Après qu’ils aient appris qui était qui. Comment ne pas être nostalgique de l’expression réprobatrice du playboy millionnaire quand il s’apercevait qu’au cours de la soirée, Selina se parait d’un collier, de boucles d’oreilles, de bracelets, en dénudant le reste des convives ? Son dernier gala était loin, maintenant… Et il y avait une éternité qu’elle n’avait plus pris le risque de se parer de ses diamants adorés… Au cas où.

Le verre se vide doucement, même sa force ne parvenant pas à en adoucir le goût au gré des gorgées. Ses sourcils, froncés par le goût dégueulasse de la boisson, le restent quand Bruce se fustige. Elle le dévisage avec intensité et se penche légèrement dans sa direction. « Bruce, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Ne pas savoir la rend un peu folle, et il lui faut faire preuve de beaucoup de volonté pour ne pas commencer à faire les cent pas de nervosité. « Je veux dire… » Elle détourne brièvement les yeux, avant de les relever vers ceux du justicier. « Vous étiez sensés revenir… Et puis plus rien. Pendant deux ans. Je ne veux pas te harceler ni t’accabler, je comprends que ce n’était pas du tout ce que tu voulais, mais j’aimerai comprendre… » Comme à peu près tout le monde dans cette ville, dans Starcity, et dans Metropolis. Pour autant, dans son ton, il n’y a nulle accusation, ni curiosité déplacée… Seulement beaucoup de souci. Pour lui. En fait, elle ne se rendait pas compte à quel point ça l’inquiétait avant de le revoir, ici, devant elle. Peut-être, sans doute, parce qu’elle s’est toujours cantonnée à la réalité qu’elle pouvait toucher, sans jamais se perdre dans l’utopie des « et si », ni les tortures mentales qui en découlent… Selina est bien plus pragmatique que cela. Mais là, l’avoir devant lui, évoquer le sujet, lui fait le même effet qu’un coup de poing dans l’estomac.

Elle accuse la réponse concernant ses proches sans ciller, sans insister. Ce doit être déjà bien assez difficile comme ça sans en remettre une couche. Elle pourrait lui répondre de ne pas s’inquiéter pour eux, le persuader qu’ils s’en sortent… Mais elle a vu assez des horreurs du blocus pour savoir qu’il a toutes les raisons du monde de s’inquiéter, et autant en temps normal, ça ne dérange pas trop la voleuse de mentir, dans ce cas précis… ça la dérange énormément. Alors elle préfère ne rien dire, et simplement faire un signe de tête. « Si je croise l’un ou l’autre… » Elle ne termine pas sa phrase. C’est tout ce qu’elle puisse faire, de sa place, sans risquer de se compromettre elle-aussi. Il comprendra, sans doute. Il la connaît, elle et sa première motivation : survivre. Et il le démontre, d’ailleurs, en abordant les moyens engagés dans ce but. Elle baisse les yeux, un sourire amer aux lèvres, cherchant quoi répondre un moment, cherchant secours dans l’alcool pour lui donner des idées. Il y a beaucoup de choses qu’elle pourrait répondre à cela, des choses très sérieuses, et… Elle n’a pas spécialement envie d’être sérieuse ce soir. Pas avec Bruce, en tous cas. Elle voudrait, s’ils le peuvent, retrouver cette espèce de dynamique espiègle qui lui plaisait tant, avant tout ce bordel… Sa propre vie n’a jamais été rose, et la sienne non plus. Ça lui faisait du bien, à l’époque, d’être frivole avec quelqu’un d’aussi sérieux que Batsy. Ça lui ferait mal qu’à leurs retrouvailles, ce soit elle qui soit ronchon et rabat-joie… Alors, les yeux pétillants, l’alcool finissant de lui donner l’idée, elle lance « Pourquoi tu ne viendrais pas voir par toi-même ? » Une invitation en bonne et due forme, à voir ce qu’elle faisait de ses journées et à découvrir de ses yeux vus comment elle s’en est sortie, pendant deux ans. La promesse, aussi, du coup, d’une prochaine rencontre… Mais se reverraient-ils seulement, après ce soir ? Rien n’est moins sûr…