Une femme qui a du chien

La jeune femme avait presque oublié à quel point c’était la merde, à Gotham. Pas forcément plus qu’ailleurs, mais c’était différent, quand il s’agissait de sa ville natale. Et plus difficile à accepter, aussi. Mais en même temps… En même temps, si ça n’avait pas été le cas, elle ne serait pas revenue. Ou pas aussi précipitamment, pas si tôt. Enfin, aurait-elle eu d’autres raisons et moyens de revenir, sinon l’inquiétude pour les gens avec qui elle avait œuvré, quelques mois auparavant, et qui nécessitaient une action prompte s’il leur était arrivé quelque chose ? Pas sûr.

Toujours est-il que Tara lui avait donné la meilleure raison et excuse de venir : un projet pour lequel elle avait besoin de son aide. Bon, si cela avait facilité la venue de Kate, ce n’était pas forcément bon signe, mais elle verrait bien cela. Elle avait rejoint assez facilement la ville, mais c’était d’arriver jusqu’à chez Tara qui s’avéra le plus problématique. Elle avait essayé de se fondre dans le décor, de n’attirer l’attention de personne – des gens qui auraient pu la reconnaître, comme de ses ennemis jurés. Elle ne tenait pas à crier sur tous les toits qu’elle était là. Même si, en théorie, ses ennemis ne pourraient pas la reconnaître en « civile ». En militaire qui avait aidé au blocus ou en batwoman peut-être, mais pas autrement.

Longeant les murs, empruntant des ruelles sombres peu rassurantes mais qui lui permettraient d’agir discrètement si on s’en prenait à elle, elle avait déjà pris un peu plus de temps que prévu à progresser dans la ville, sur le qui-vive et effrayée à l’idée de faire une mauvaise rencontre. Et elle avait regardé du mauvais côté. Ce groupe de gamins avides de sensations fortes qui se mettaient au défi de pénétrer dans un territoire connu pour appartenir à une petite frappe – pas dangereuse quand on savait se défendre, mais ça ne devait pas être leur cas. Ses yeux s’étaient posés sur eux un peu trop longtemps, toute hésitante qu’elle était à les mettre en garde, à les faire fuir. A les effrayer un peu si nécessaire. Elle n’avait pas vu la bande de molosses, de l’autre côté, qui s’approchaient d’elles.

Ils avaient l’air affamés – comme beaucoup d’animaux anciennement de compagnies, en fait. Et hargneux. Le fait de ne pas manger à leur faim et – elle supposait du moins – de faire face à d’autres hordes animales plus combattantes peut-être, ne devait pas aider. Sans attendre qu’ils lui sautent dessus et l’immobilisent, ayant tout juste le temps de voir les gamins détaler en voyant la scène – elle n’aurait pas besoin de leur faire peur, finalement ! - elle prit ses jambes à son cou, essayant de se remémorer instinctivement le chemin qu’elle devait emprunter.

A part une ou deux hésitations, ça ne lui réussit pas trop mal. Elle haletait quand elle frappa à la porte, regardant constamment en arrière pour les voir se rapprocher, un peu plus, et et encore un peu plus, et… Non, elle ne les verrait pas lui déchiqueter la gorge ! La porte s’ouvrait dans un bruit bienvenu, et sans reprendre son souffle ou parler, elle la claqua violemment derrière elle, la bloquant de son épaule le temps de fermer le verrou. Prenant deux grandes inspirations, elle fixa Tara.

« Putain. Putain putain putain. J’ai cru qu’ils allaient me bouffer. C’est des chiens errants. T’as pas… un rat ? Une botte en caoutchouc ? Un bordel quelconque à leur filer ? Sinon je leur jette ma valise dessus » Elle parlait à toute vitesse, interrompue uniquement par les grandes goulées d’air qu’elle prenait.

Kate prit un air bougon malgré elle – c’est bon, elle essayait de protéger au mieux le garage de Tara, et tout ce qu’elle y stockait, elle n’y pouvait pas grand-chose, si elle avait rameuté tous les chiens affamés du coin. C’était pas de bol, mais c’était pas vraiment sa faute pour autant. Et puis après tout, elle avait d’abord espéré rentrer assez rapidement pour refermer la porte sur eux, les gardant sagement dehors. Peine perdue, vu à quel point ils étaient acharnés. Soupirant, elle se garda de répliquer une remarque salée à Tara – franchement, elle croyait que ça l’avait amusée, d’être coursée à travers une partie de la ville par ces sales bêtes ? Elle lâcha ses maigres possessions à ses pieds – il n’y avait rien d’intéressant pour eux dedans et si les armes qui y étaient avaient résisté jusqu’à maintenant, elles pourraient résister un peu plus – et prit l’arme que Tara lui tendait, relâchant légèrement sa vigilance sur la porte. Suffisamment pour que ça laisse les chiens entrer. Eh merde !

Un autre problème se présentait à elle… A quel point voulait-elle que Tara voit qu’elle savait se battre ? Avait-elle vraiment le choix ? Elle ne pourrait prétendre qu’il s’agissait seulement des cours de self défense qu’elle avait pris. Mais elle ne pouvait faire autrement non plus. S’armant de sa barre de fer, bien plus efficace qu’une clef qui exigeait qu’elle se mette à portée de leurs gueules – et elle ne voulait pas choper la rage, merci bien ! - elle l’éclata sur la tête d’un chien avec force, regardant le spectacle macabre. Hors de question qu’elle détourne les yeux. Elle devait être endurcie, si elle voulait survivre. Ne pas se laisser atteindre par les horreurs environnantes. Elle avait commencé quand elle était encore militaire, mais même ça n’avait pas pu la préparer.

Secouant la tête, elle recouvra ses esprits : si un chien était à terre, beaucoup d’autres requéraient son attention immédiate. Surtout la saloperie qui venait de choper le sac de bouffe. Ok, Tara marquait un point, elle n’allait pas lui rapprocher de gueuler pour ça, Mais elle pouvait réagir. Faussant compagnie aux chiens qui l’entouraient, elle courut vers le fuyard, et abattit sa barre de fer – la garda fermement en main – en direction du chien. Elle le loupa de très peu, mais suffisamment pour qu’il s’enfuit avec la sac. Jurant ostensiblement, son regard navigua entre les chiens et la porte… et si elle sortait ? Cela donnerait-il une chance à Tara ? Viendraient-ils à sa suite ? Elle n’en réchapperait probablement pas, mais elle pourrait au moins compenser la perte – vu ce qu’il y avait dans ses affaires… Tara aurait de quoi faire des échanges et obtenir de la bouffe. Ou se ferait tomber dessus par Dick et les autres, si quelqu’un revendait ses batarangs. Elle n’en avait pas beaucoup, mais ils étaient légèrement différents et reconnaissables. Les autres… Elle n’avait pas apprécié le faire, mais elle les avait désossés pour réparer ceux encore en état.

Mais c’était une idée débile, rien ne disait qu’il la suivrait. « Je me rattraperai. Je ferai… de petites missions… pour récupérer de la bouffe. » Elle verrait quoi. Mais en attendant, elles devaient s’occuper des chiens. Elle en avait tué un salement, un d’eux s’était enfui… Tara avait-elle réussi à en arrêter ?

L’affrontement fut plus long que Kate ne l’envisageait, et éprouvant, mais elle poussa un soupir de soulagement, en voyant les chiens battre en retraite – un peu tardivement, mais à la suite de celui qui avait volé la nourriture, finalement. Et peu importe la raison qui les y a poussés, l’essentiel est qu’ils soient partis. Elle secoua la tête vivement à la question de Tara – oh, elle aurait probablement quelques bleus douloureux, après tout ils l’avaient chargée plusieurs fois, mais elle n’avait pas l’impression de s’être fait mordre ou griffer. Heureusement, à dire vrai. Si c’était le cas… elle n’aurait pas donné cher de sa vie.

S’efforçant de sourire, elle grimaça à nouveau en suivant Tara des yeux, alors qu’elle inspectait la porte. Eh merde… Ce serait compliqué, de réparer ça. Mais pas impossible. Si elles s’y mettaient à deux… Bon, Tara était plus apte qu’elle à manipuler les métaux et à les façonner, rapport à son métier, mais Kate n’avait pas tant que ça à lui envier. Oui, elle était convaincue de la possibilité de la chose. « On pourra la réparer à deux, j’en suis sûre. Comment, je ne sais pas, mais… Enfin, on y arrivera. Tu fabriques des bagnoles, une porte pas tordue, je suis sûre que ça peut se faire. » Oui, ça pourrait. Kate fronça les sourcils, en entendant la suite. A qui pouvait-elle demander une faveur comme celle-là ? Pas quelqu’un de bien, évidemment. Mais les gens qui n’appartenaient pas à cette espèce étaient légions à Gotham. « Je me débrouillerai pour me nourrir, et je te ramènerai ce que je peux. » Tant que ce n’était pas trop dégueulasse et immangeable…

Ses sourcils froncés laissèrent passer un vrai éclat de colère, quand Tara expliqua ce qu’elle entendait réellement par ça. Raison de plus pour ne pas accepter cette nourriture maudite. Déjà, pour ne pas attirer plus d’ennuis à son amie, si elle pouvait la nommer ainsi, et ensuite parce qu’elle ne pouvait pas être sûre qu’elle ne soit pas empoisonnée. Même si le Joker n’avait aucun intérêt à empoisonner quelqu’un qui réalisait un tel projet pour lui… Secouant la tête, elle adressa un sourire compatissant à la jeune femme. « Je suis bien placée pour savoir qu’on a pas le choix… Et que si on peut en tirer quelque chose, on le doit. Mais… C’est un jeu dangereux. Enfin, je ne te l’apprends pas, j’en suis sûre. Est-ce… Est-ce que tu penses qu’il te laissera en paix, après ? C’est un projet extravagant, il ne peut pas avoir autre chose à te confier, si? »

Posant ses coudes sur un plan de travail, elle appuya sa tête sur ses deux paumes, regardant Tara avec gravité. « On reprendra la ville. Elle sera à nouveau à nous, un jour. Et on s’y sentira… plus en sécurité. » Pas en sécurité tout court, c’était une utopie. Ca l’était déjà avant que le rapport de force ne s’inverse. Mais Kate croyait sincèrement qu’un jour, ils paieraient. Elle devait y croire, sinon elle s’effondrerait.

« Je te laisserai pas dans la merde, surtout que les choses vont se compliquer à cause de moi… Mais je peux partir, si c’est plus simple. Enfin, après avoir réparé la porte. Mais pas de problème, je me charge de tes clients. Sans contrepartie, évidemment. Même pas la bouffe, je veux pas que tu t’attires plus d’ennui. A la rigueur, demande lui de quoi réparer la porte ? Pour pas voler les plans de sa précieuse voiture, ni les matériaux ? Il devrait l’accepter, non ? » C’était… gros. Mais n’importe lequel de ses sbires pourraient vérifier que la porte était défoncée et que ça présentait un risque.

Kate laissa échapper un rire nerveux, à la question de Tara. « Impec’. Surtout l’arrivée mouvementée, j’avais besoin d’une bonne frayeur pour me remettre les idées en place. » Jetant un œil autour d’elle, et par les vitres, elle ferma les yeux très légèrement. « <Ca fait bizarre de revenir. J’ai l’impression d’être partie il y a des lustres, alors que ça ne fait que quelques mois... »

Kate hocha la tête, avec un air d’excuse. « Evidemment. Je ne voulais pas te donner l’impression de t’accuser… Je me doute que tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Ou tout rose. Mais… Ok, rendons-lui service, et efforçons-nous de survivre au passage. Et de lui soutirer ce qu’on peut. » L’idée ne lui plaisait pas, mais elle était bien vite passée au « on ». Elle s’était bien vite incluse dans ce « nous », plus ou moins forcée. De toute façon, qu’aurait-elle dû faire ? Prendre ses cliques et ses claques – ce n’est pas comme si ce serait compliqué en soit – et dire à Tara « ciao, c’était sympa de te connaître » ? Ce n’était pas le genre de la maison, loin de là. Même si elles n’étaient pas les meilleures amies du monde, même si elles n’étaient pas si proches. Elle pouvait, malgré tout, compter sur elle. Ou elle le croyait, du moins. La preuve, elle l’avait aidée à fuir la ville, et maintenant elle l’aidait à revenir. Alors c’était à elle d’aider Tara.

« Je ferai ce que je peux, pour que tu y arrives. Et… oui, je veux croire qu’un jour, il n’aura plus le monopole sur la ville. Qu’un jour, ce sera nous, qui le regarderons de haut. » Même si la jeune femme la regardait comme si elle était folle. Même si, clairement, elle semblait ne pas croire une seule seconde ce que Kate disait. La rousse haussa les épaules. « Tous ceux qui auront envie de se battre. Qui auront la foi de le faire. » Cette foi qui l’avait elle-même désertée. Elle n’était pas certaine qu’elle soit déjà revenue mais… Peut-être que oui, cette fois. Jusqu’à ce qu’elle apprenne la mort de Dick, de Jason, de Babs. De tout le monde. Si ça arrivait… Si ça arrivait, que ferait-elle ? Aurait-elle la force de reprendre le combat seule ? De trouver des gens près à se battre ? Rien n’était moins sûr. En tout cas, elle ne pouvait pas dire à Tara qu’elle connaissait peut-être deux, trois personnes en mesure de résister. Ni même lui dire qui elle était. Même si, à terme… Oui, à terme, peut-être qu’elle la mettrait dans la confidence. Peut-être.

Elle grimaça, en entendant Tara remettre les points sur les i. Evidemment. Elle n’était peut-être pas une bonne samaritaine prête à tout pour son prochain – quoi que – mais elle avait toujours été une main tendue pour Kate. Elles avaient une étrange relation, formée on ne sait trop comment, mais ni l’une ni l’autre ne se questionnait. Ou du moins, Kate supposait que non. « Entendu, partenaire. » Oui, elle lui proposait un marché. Son aide pour ce qui lui avait demandé le Joker, et partager l’appart et la bouffe en contrepartie. Et peut-être devenir réellement amies, à tremper dans plus gros – pas compliqué – et plus grand qu’elles.

Elle se perdit, un moment, dans ces souvenirs. Dans ses souvenirs de jeunesse, évitant soigneusement de penser à sa mère et à sa sœur, dans ses souvenirs de la ville, qui n’avait jamais été parfaite, mais était tout de même… moins pire ? Mieux ? Avant. Maintenant… Maintenant, ce n’était que le théâtre sanglant qui abritait la folie de la lie de l’humanité, et de ce qui se faisait de pire. Maintenant, sa ville lui faisait totalement peur. Plus qu’avant, alors même qu’elle apprenait à supporter ses propres traumatismes. Là… Elle survivait. Et elle devait le faire, pour espérer la ramener à la normale. Un jour. « C’était pas mieux à Métropolis… Mais je ne compte pas me laisser avoir si facilement. » Un rire nerveux lui échappa. « Même si je viens de te prouver le contraire. » Mais elle se rattraperait. Pour le moment… elle voulait changer de sujet. « Quand as-tu vu le Joker la dernière fois ? Je suppose que… qu’il vient à l’improviste, que vous n’avez pas de rendez-vous régulier? » Ce nom… Elle le prononçait du bout des lèvres, avec un air de dégoût. Comment pouvait-il en être autrement de cet ennemi juré ?

Kate était une idéaliste, je n’aurais pas pensé qu’il en existait encore, je ne comprenais même pas comment ces beaux idéaux avaient pu survivre à ce chaos infernal. C’était ce qui la rendait attachante dans un sens, mais agaçante tout autant. Résister, elle était mignonne, comment ? Avec quoi ? C’était mourir ou s’exposer à pire sévisse. Je n’étais pas certaine de souhaiter être mêlée à tout ça, remuer la boue n’apportait rien de bon et si l’attention se portait sur moi ? Non, rien que d’y penser je n’en avais des frissons dans le dos. Je ne voulais pas retourner dans une cage, peu importait sa forme.

Cela dit, c’était aussi ce comportement de chevalier blanc qui la poussait à accepter ma non-proposition, comme si elle avait réellement le choix. Je me masse les épaules, grimaçant quand les nœuds qui s’étaient formés dans mes muscles faisaient valoir leur droit à la douleur. Cela me distrayait, évacuait le stress, diluait le pouvoir qui ne s’était -heureusement- pas exprimé pour le faire disparaitre.
J’étais encore à cran de ce qui venait de se passer et de sentir les aiguilles du monstre roder sous ma peau ne m’aidait clairement pas.
« Il ne viendra pas ici, ne t’en fais pas. Comme je t’ai dit, tu seras en sécurité, loin de lui. Je serais la seule à devoir jongler avec ses humeurs. »

Rien que d’y penser j’avais la chair de poule, il ressemblait un peu à ces gamins qui s’amusaient à tuer des fourmis avec une joie malsaine sans se rendre compte de ce que leur comportement avait d’abominable. Lui c’était pareil et nous étions ses fourmis… « Il y a 2 semaines environs. Je travaille sur son projet au Stadium, dans son domaine quoi. J’ai tout le matos là-bas, les carcasses de voitures, les pièces détacher, ce qu’ils n’ont pas je le deal où je eux, mais ils me fournissent de quoi faire du troc. Je gère juste très mal les composés électroniques que je trouve sur certaines, je les ramènerais ici et tu t’en occuperas. Il vient à l’improviste pour vérifier où ça en est. Comme il voit que la voiture avance pour le moment, il est satisfait. On verra à l’arrivé, mais ce truc que je construis ne ressemble à rien, j’ai l’impression de fabriquer le monstre de Frankenstein…. »

Il y avait aussi un « détail » qui me chiffonnait. Je n’avais aucune date butoir. Cela m’arrangeait, mais je n’étais pas sûre que quiconque dans ce stade d’aliéné avait une idée du temps que pouvait mettre une bagnole à être réparée avec autant de pièces foireuses ou de tôle de récup qui n’était pas forcément compatible et qu’il fallait modifier en conséquence. S’il perdait patience, j’étais très certainement foutue...
« Du coup, je te demanderai juste de tenir un minimum la boutique quand je n’en suis pas là. Tu auras le temps de faire ce que tu veux derrière. Je suppose que tu n’es pas là pour faire du tourisme. »