La carte de bus | Arthur

Certains jours, l’agent devait reconnaitre que la fatigue se faisait ressentir. Certes, l’âge et la mauvaise nutrition jouaient grandement, mais ces paramètres n’expliquaient pas « tout ». Elle était lasse de courir dans différents quartiers pour observer et pour consigner le mode de vie des habitants de Gotham – notes qui allaient servir de sujets d’étude à la Ligue, potentiellement -, d’avoir à aller du Sud au Nord et vice-versa de Gotham pour protéger les apparences – celle d’une mère qui continue à vivre aux Palisades pour son fils devenu jeune adulte, mais qui doit aller jusqu’à l’hôpital pour son travail -, et surtout d’être contrainte de se protéger contre des petits lâches. Elle avait à se débarrasser des guignols discrètement, sans laisser de traces, ni de témoins. Malgré que Gotham soit un chaos, il n’était pas question que sa véritable identité – ou plutôt l’absence d’identité – éclate au grand jour. Elle devait continuer à jouer le rôle de Roxana Osmani, médecin opportuniste et vénale, qui aimait son fils plus que tout et qui n’avait aucune idée de comment se défendre.

Il n’était donc pas rare que certaines nuits, elle a à s’arrêter en chemin pour reprendre son souffle ou pour analyser la route qui s’étend devant elle – cherchant à savoir si elle pourrait passer sans tomber dans un coupe-gorge, ou si elle aura à se défendre bec et ongles. Un de ses stops favoris était l’arrêt de bus abandonné et vandalisé, dans un coin peu fréquenté de l’East End. Certains soirs, elle aimait poser son popotin sur un bout de banc qui avait survécu à l’apocalypse, et d’autres soirs, elle préférait rester debout, en face de la carte déchiquetée et en lambeau pour tenter de retrouver les anciens quartiers de Gotham – ou s’imaginer les nouvelles zones d’influence des différents boss. L’information, qu’importe le temps et le lieu, était la clé. Par contre, sans internet, ladite information prend un temps considérable à arriver – ou à être trouvée. Et puis, quelques rares soirs, il arrivait que des hommes ou des femmes s’égarent et viennent la déranger dans ses profondes réflexions, ou pendant cette pause largement méritée. Généralement, la brune n’attendait pas que le danger arrive pour déguerpir – préférant fuir, dès qu’elle le pouvait, et se défendre qu’en cas de dernière nécessité.

Cependant, que faire quand le guignol qui décide de ruiner la soirée semble venir avec un bruit de moteur ? Si on prenait en compte les éléments suivants, soit que les véhicules n’étaient plus que réservés aux Boss ou à leurs plus méritants éléments au sein de leur organisation, et qu’elle était actuellement à l’East End, ce son ne signifiait qu’une chose : des emmerdes avec des potes au Joker … ou pire, Joker lui-même. Les descriptions sur cet homme étaient nombreuses, suffisamment pour que l’agent puisse se faire un portrait-robot des plus fidèles dans sa petite caboche, et se promettre de ne pas croiser le chemin de cet énergumène – sauf si la Ligue le demandait.

« Jackpot. C’est le Joker ». Car oui, c’est le Joker, dans son véhicule tout rutilent et tout neuf. Que faire ? Prétendre ne pas l’avoir vu ? Se retourner et sourire ? Fuir, sans demander son dû ? Roxana n’avait aucune idée, pour la simple raison que les esprits détraqués n’obéissaient à aucune logique et, pour pouvoir craquer leur code, elle devait les analyser au préalable. Or, elle doutait d’avoir le temps de faire de la psychanalyse. Certains jours, quelques rares jours, elle regrettait de ne pas pouvoir faire appel à ses talents de combattante sans peur – ou, pire, que Batman a disparu.

Prenant son courage à deux mains, et après quelques secondes qui semblaient s’écouler trop lentement, elle se retourne. Le face-à-face semblait inévitable.

- Bonsoir, monsieur Joker. Très belle nuit, n’est-ce pas ?

La Ligue lui avait inculqué qu’il ne fallait pas craindre la Mort. Cependant, en raison des lourds investissements en temps et en argent sur ces agents surnommés les Caméléons, dont la particularité était de s’infiltrer dans toutes les couches et organisations de la société à travers le monde, la Ligue avait insisté sur la nécessité d’éviter celle-ci autant que possible. La brunette avait donc suivi attentivement ces recommandations, et avait toujours pris grand soin de s’assurer de ses arrières avant – et après – chaque mission, de protéger ses alias – ou de les détruire convenablement – et de maintenir son intégrité physique et psychique. Cependant, sa situation actuelle et la mission confiée par la Ligue dans ce contexte étrange et dangereux n’étaient plus en adéquation avec ces précautions à prendre. La Mort était partout et pouvait surgir, entre autre, d’une bagnole où une hyène semblait crever et dont il était impossible de fuir au risque de se prendre une balle par une personnalité qui se pensait drôle avec son rire. Tel maître, tel hyène !

L’agent dont l’alias principal était Roxana Osmani, médecin perdue au milieu de Gotham, était une femme psychorigide et pragmatique, dont l’amour de l’argent, du luxe et du confort avant cet enfer l’avait conduit à fréquenter bien des crapules. Ainsi, même si elle avait en face d’elle le Joker, qu’elle s’était promise d’éviter cet être, elle oubliait toutes ses appréhensions et se glissaient sous cette identité empruntée, celle d’une femme un tantinet apeurée mais qui n’en restait pas moins solide. Une femme qui n’allait pas s’embêter à expliquer la différence entre un médecin et un vétérinaire à un fou furieux. Une femme qui allait ruiner des produits importants et très demandés, pour une stupide hyène.

- J’aurais besoin de votre assistance, en tant que maître de Miss Lou. Pourriez-vous la prendre dans vos bras et vous assurer qu’elle reste calme ? J’en profiterai pour administrer de la morphine. Je l'ausculterai après.

Il était hors de question de perdre un doigt, un bras ou avoir un risque de rage à cause d’une morsure d’un cabot des plus inattendus, qui jurait avec l’environnement et les restrictions avec lesquelles la majorité vivait. La bête ne tarde pas à s’exciter, comme si elle sentait la piqûre à venir, aboyant avec force contre le Joker. L’attitude attira l’attention de l’agent, spécialisée dans bien des domaines et des comportements. Elle avait un léger doute sur le lien qui unissait l’homme et l’animal. Elle serait prête à jurer qu’il n’y en avait pas. Dès lors, pourquoi s’inquiéter ? Et, surtout, était-il bien le Maître ?

Dans tous les cas, la hyène était importante. Elle allait avoir droit à des soins pour lesquels beaucoup versait sueur et sang, et assurément gratuitement – sauf si on considérait avoir la vie sauve avec le Joker comme un cadeau. Morphine et bandage. Par contre, les anti-douleurs allaient être plus difficiles à administrer : elle avait de très gros doutes sur l’utilité de comprimés pour humains, sur les bêtes. L’organisme différait considérablement. Elle se promettait une chose : elle allait éviter cette zone dans les prochains jours, jusqu’à être assurément oubliée et que la bête cessera de couiner – si elle survivait.  

- Je vais m’assurer qu’elle n’a rien de cassé, qu’il n’y a pas d’enfoncement ou enflement particulier là où elle saigne. Si besoin, quelques bandages. Pour mieux l'ausculter, j'aurais besoin de plus d'information sur les raisons de cet état.

La dame évite de préciser des points de suture. D’une, Roxana ne veut pas s’embêter avec une telle tâche à cette heure et pour une telle « chose ». De deux, les points de suture nécessitent un renouvellement – et elle ne souhaite pas. De trois, elle n’en avait pas envie tout court. Un court instant, l’idée d’avoir à rendre visite régulièrement à la hyène et profiter pour grapiller des informations sur le Joker – ou avoir ses faveurs – lui traverse l’esprit. Une idée qu’elle rejette aussitôt : il n’était pas sain d’esprit, et donc il était impossible de prévoir ses futures actions. Elle pourrait être une Princesse, comme finir en casse-croûte à des hyènes !  Le risque ne valait pas la récompense « probable ».

Quand la moitié de Gotham mourrait de faim, de froid ou de maladie, ces hyènes mangeaient à leur faim, dormaient au chaud et étaient même soignées gratuitement par une médecin compétente, vorace et avare. Si le monde avait toujours été injuste, le nouveau Gotham ne se préoccupait pas de cacher certaines hideuses vérités par pudeur, par respect ou par lâcheté à la majorité. La nature des uns et des autres se révélait petit à petit, comme un oignon dont on arrache patiemment chaque couche.

Un court instant, Roxana était tentée de tuer volontairement la bestiole. C’était assurément un acte de gentillesse pour le reste des Gothamites, mais l’acte était davantage motivé par la curiosité de savoir comment le Joker allait réagir et s’il allait être capable de tromper la vigilance de sa compagne ? Certes, rejeter la faute à un inconnu était une solution, mais le véritable challenge serait de vendre l’idée à la blondinette. Quant au spectacle, c’était de savoir si cette dernière allait croire et faire le deuil, ou alors deviner la supercherie et sévir.

Pourtant, la curiosité est vite battue par le pragmatisme : elle était en charge de remettre sur pied cette bestiole. Si elle se ratait, elle risquait d’être la cible de ces huberlulus. Ils pourraient mettre à mal sa simple mission en tant qu’agent, et sa vie tout simplement. Le risque était trop grand, pour une récompense bien maigre. Elle raye de son esprit cette idée tordue et se concentre sur la bête qui s’endorme dans un sommeil bien artificiel.

La brunette ignore volontairement la remarque du Joker vis-à-vis de la morphine. D’une, elle n’était pas assez dada de ce type pour rire à tout ce qu’il disait. De deux, elle ne comptait pas lui faire la cour. De trois, elle tenait à rester professionnel, à ses risques et à ses périls. Elle devait être fade et sans intérêt.

- Je suis avant tout médecin, et non vétérinaire, rappela-t-elle. Par contre, un choc à la tête reste dangereux pour n’importe quel être vivant. Cependant, de ce que j’ai pu voir avant que je lui administre la morphine, votre hyène se porte très bien. Je vais faire quelques vérifications supplémentaires.

En parallèle, Roxana tâte le crâne avec attention. L’examen est ardu, étant donné qu’elle a davantage l’habitude des boîtes crâniennes humaines que d’animales. Le silence peut vite devenir lourd, surtout si l’une des parties fait preuve d’une certaine nervosité ou d’angoisse. L’astuce de la brune était d’orienter l’esprit de l’autre vers d’autres contrées ou pensées. Fort malheureusement, elle avait en face d’elle le Joker, et elle était dans un Gotham déchu et perdu. Les sujets de conversation étaient donc très limités, et elle se risqua à un sujet tendu.

- Comment vous portez-vous monsieur Joker ? Ce nouveau Gotham vous plaît-il ?

En vérité, Roxana avait une autre idée : amener le sujet de Batman. Il était de notoriété publique que le Joker avait ses meilleurs fous-rires en tournant en bourrique la chauve-souris. Sans cette dernière, est-ce qu’il trouvait d’autres sujets de rire ? Des questions qui allaient suivre, naturellement, et selon les réponses d’un esprit brisé, maniaque et potentiellement manipulateur.

Le Joker était un criminel en raison d’un esprit très tortueux et surtout d’un grand talent de manipulation. Concrètement, est-ce que la GCPD avait des preuves de son implication dans des meurtres de masse ? Est-ce que la police arrivait à l’inculquer d’autre chose hormis des dommages matériels ou encore quelques casses ? Non. Pourtant, il n’était pas un saint, loin de là ! Roxana avait réussi à obtenir le dossier de l’homme, par le passé, lorsque l’hôpital psychiatrique remplissait sa fonction première et qu’un certain ordre régnait. Elle avait lu, attentivement, les différentes observations et, sans grande surprise, les psychiatriques devenaient tour à tour les victimes de l’homme. Il semblait avoir un talent pour deviner les envies de l’autre, et les user à son avantage.

Un talent inutile pour un agent de la Ligue soumis au programme « Caméléon ». Elle n’avait aucune personnalité réelle : aucune envie, aucun désir, aucune peur ou aucune réelle faiblesse psychologique. Son seul objectif était d’obéir scrupuleusement et parfaitement aux ordres mystérieux de la Ligue des Ombres. Or, cette dernière savait tenir dans les rangs ses hommes et ses femmes : au moindre doute, l’Organisation se chargeait d’éliminer l’élément défectueux. Elle ne tenait donc pas à la vie, effectivement : elle n’y accordait aucune importance. Du moins, c’était sa certitude, jusqu’à ce que l’image de son fils apparaisse le temps d’un instant dans son esprit. Elle le chasse de son esprit : il était suffisamment grand pour se débrouiller tout seule, dorénavant. Elle se le répétait inlassablement, à croire que ça allait tuer cette faiblesse cachée et qu’elle tentait d’ignorer. Elle se refusait d’être un agent « défectueux ».

Heureusement, le clown était là pour l’arracher à ses pensées avec ses paroles suaves, mi-menaçantes, mi-confidentes.

- Nous nous demandons tous ce qu’il a pu advenir de Batman. Il semblait très attaché à la ville, répondit la médecin suite à la première réponse de l’homme vert. Puis, l’heure de la blague arrive. Elle ne rit pas, elle affiche uniquement un sourire courtois. Je m’excuse de ne pas rire davantage : nous oublions vite ce que c’est, dans ce contexte.

Les rires étaient devenus denrées rares, ou alors achetées grâce à quelques drogues ou loisirs décadents. Comment rire quand vous vous savez fermer dans une ville dingue ? Comment sourire quand vous n’arrivez plus à bouger d’un point A à un point B sans un risque d’être flingué, d’être violé ou d’être volé ? Comment se détendre quand plus rien n’était fonctionnel ? S’il y avait une crise sanitaire, économique et politique, il y avait aussi une crise sociale. Les hommes et les femmes ne savaient plus communiquer entre eux. Ils étaient socialement « amorphes ».

- Vous êtes persuadés qu’il est en vie, et qu’il va revenir. D’autres parient le contraire. Je me demande bien qui va gagner. Et sinon, sur ce, je vous souhaite une excellente soirée monsieur Joker. Vous n’aurez pas besoin de creuser de tombe : la hyène se porte à merveille.

Enfin, elle supposait. La médecin se promet de ne pas trop traîner dans les parages pendant une petite semaine, au cas où.