Retrouvailles

Il avait fallu faire des tours et détours pour atteindre la planque sans se faire repérer. C’était juste impossible pour Bruce de passer par les toits dans son état. Heureusement, je connaissais les ruelles de Gotham par cœur. Je savais à peu près où on risquait de faire de mauvaises rencontres et où on pourrait passer à peu près inaperçus. Pour le coup, mon nouveau costume tout rutilant de Robin était plus un frein qu’autre chose. J’avais prévu le coup la dernière fois où il m’avait fallu passer discrètement, jetant une cape noire par-dessus ma combinaison pour me faufiler dans la nuit, à l’abri de quelques projecteurs.

Une fois l’île d’Arkham derrière nous, il nous fallait encore quitter le territoire de l’Epouvantail pour se rendre sur celui du Joker, vers The Palisades. Pour le coup, leur récente confrontation était une bénédiction. Leurs sbires étaient plus occupés à se regarder en chien de faïence qu’à se soucier de deux super-héros en cavale. La tension était montée d’un cran entre les deux camps et nous étions alors devenus le cadet de leurs soucis. Nous progressions lentement, mais en silence. Batman pesait quand même son poids et ma blessure à l’épaule s’était remise à me tirer un peu. J’avais peut-être pas mal grandi en deux ans mais je ne m’étais pas tant étoffé. « J’avais imaginé nos retrouvailles autrement… » J’haussai un peu une épaule, avant de continuer de l’aider à marcher. « Je ne sais pas… Tu débarquais de nulle part, bien sûr, mais c’était pour leur mettre une dérouillée, pas pour t’en prendre une. » Je lui souris un peu, même si ça ne le ferait probablement pas rire. En même temps, il n’y avait pas grand-chose pour le faire rire. « On est quasiment arrivé. »

Je relevai la tête vers le manoir Wayne en ruines qui était visible de là où nous étions. J’avais oublié ce détail… C’était un passage obligé pour retrouver notre planque. Je grimaçai un peu. « J’ai tenté de le défendre… mais c’était peine perdue. » Je ne savais pas s’il avait pris le temps d’y retourner depuis, pour s’en rendre compte par lui-même. J’avais passé un moment à l’attendre là-bas avant que le Joker ne m’en déloge. Je bifurquai vers une grande maison au style victorien, aux fenêtres brisées et barricadées par des planches de bois. « C’est ici. Ca ne paie pas de mine, mais c’est discret comme endroit. » Je soulevai une des planches pour l’inviter à l’intérieur. Je le déposai sur une des couchettes installées à même le sol avant de le laisser là le temps de faire rapidement le tour. C’était plus important de vérifier que personne ne nous avait vus.

Après cinq minutes, je refis irruption pour me rendre dans la cuisine. Je soulevai la trappe où on avait caché ce qu’on pouvait. Il nous restait vraiment très peu de nécessaires médicales. Je pestai tout bas. Avec un peu de chance, Babs aurait pensé à demander le nécessaire à Zatanna. Elle réfléchissait un peu plus que Dick ou moi à ces choses-là. Je revins à ses côtés avec ce que j’avais pu trouver. « On n’a pas grand-chose… Mais ça devrait faire l’affaire. Où est-ce que t’es blessé ? » C’était bizarre de me retrouver là avec lui. Bruce refaisait irruption dans nos vies quand on s’y attendait le moins. On avait fini par arrêter de l’attendre. Cette planque, les Titans… C’en était quelque part la preuve. « Les autres ne vont pas tarder à arriver. » Je m’installai auprès de lui, sans faire plus de commentaires. Je ne savais sans doute pas quoi dire. Etrange, non ? J’avais bien un millier de questions qui m’était venu en tête durant son absence, mais maintenant qu’il était là… Je n’arrivais même pas à en être heureux ou soulagé. Je me sentais seulement déboussolé.

Je suis resté entre deux mondes, pendant un temps indéterminé. Difficile de me dire si j’étais vivant ou mort, si j’étais revenu ou si j’étais toujours entre deux bonds dans le multivers. J’étais perdu, déconnecté. Honnêtement et totalement à bout de forces. J’ai vaguement conscience de tituber, ou qu’on me porte, qu’on m’assiste. Je n’en peux simplement plus. La lame qui s’était glissée entre mes côtes m’avait vidé de mes forces et je ne pouvais même plus prétendre pouvoir rester debout tout seul. La fièvre et le manque de forces me laissait pantelant, dans un état misérable. C’était déjà arrivé, par le passé. Je payais le prix de ces… Trois ? Oui, trois derniers jours, passés à fuir, à me battre, à saigner et à refaire mes garrots sans pour autant être en capacité de désinfecter mes blessures ou de les cautériser. La faute à une absence de back-up… Je marmonne, à mi-chemin de la conscience.


| Al… Alfred… |


Etait-il mort ? En vie ? Plusieurs fois je reconnais des bouts de costume ou le timbre de voix de Robin. Jason. Il était encore en vie, donc, à moins que ça ne soit un jeu de mon esprit que de me le faire apparaître dans cette épreuve. Peut être pour travailler ma conscience avant de passer définitivement l’arme à gauche. Je souffre à chaque pas, mais je me tais. Souvent, je dois ravaler du sang, mêlé à de la poussière ou à de la sueur. En tout cas, le goût métallique dans ma bouche est très fort, et je ‘n’arrive pas à le chasser. Je me laisse guider par Jason, reprenant petit à petit mes esprits à mesure que l’adrénaline reflue. Intérieurement, je suis estomaqué que personne ne nous ai arrêté en route, mais je peux remercier notre bonne étoile.


Du moins, si tout ceci n’est pas encore une tromperie, un pied de nez du destin ou de mes ennemis. Après tout peu avant de tourner de l’œil, l’Epouvantail avait envoyé ses menaces. Etais-je drogué ? En général avec lui, on pouvait s’en rendre compte, ce qui lui allait bien puisque ça faisait toujours naître un peu de terreur supplémentaire que de s’en rendre compte. Je grogne plus que je ne réponds à mon dernier et plus jeune apprenti.


| Pas ta faute… Pas ta faute, Robin. La mienne… |


Je déglutissais, pour essayer ensuite de m’éclaircir un peu la voix, mais je n’arrivais à tousser qu’un peu de sang en plus. En avais-je encore à perdre ? Ce corps dévoilait sans cesse des trésors d’endurance, susceptibles bien sûr de prolonger la souffrance plus longtemps que nécessaire.


| Mais on a… Accompli la mission… |


Même si ça nous avait coûté cher, et que j’avais erré dans les couloirs de l’espace et du temps durant un long moment. Dix années pour moi. Moins de deux pour eux. Ce genre de mystère était bien au-delà de la portée de ma compréhension, encore bien humaine. D’autres que moi étaient des experts de la question, et comprendraient peut être. Robin m’emmène en « lieu sûr », ce qui semble être une vieille maison, que je ne reconnaissais pas. Il me laisse un court moment avant de revenir.


| Un peu… Partout je crois. Le pire est là… |


Je glisse mon gant vers le côté, mes côtes. Pour les désigner à sa vigilance, mais l’esquisse du mouvement m’arrache un nouveau grognement.


| Là, couteau, je crois. Le reste pourra… Attendre. |


Pas de transfusion possible ici, et je n’avais de toute façon pas de poches d’avance dans cet endroit. A quoi nous étions réduits, avec le temps… Mais alors que je reprends mon souffle en attendant qu’il soit prêt à me donner quelques soins, mon cœur s’emballe à ses derniers mots et j’essaie de le regarder droit dans les yeux.


| Les autres ? Je suis content … Que tu sois en vie… Jason. Quels autres ? |

On a laissé de l’avance à Jay. Histoire d’être sûrs que personne ne les suive, qu’on puisse surveiller leurs arrières. Et puis, il fallait le temps de dire aurevoir aux autres, de les remercier encore une fois et de se donner un point de rendez-vous sécurisé.

… peut-être que je traine un peu la patte aussi.

Je suis heureux qu’il soit en vie. Qu’il soit là. Et en sécurité avec nous. J’y croyais plus depuis le temps et même si Jason arrêtait pas de me dire qu’on allait le retrouver, j’étais loin d’être aussi optimiste que lui. J’avoue, je serais content de l’entendre me dire qu’il avait raison. Comme quoi, tout peut arriver.

En tout cas le trajet retour s’est fait sans trop de problème. C’était le chaos quand on est partis et les sbires de l’Epouvantail nous ont ratés à un cheveu près. J’ai senti les balles fuser autour de moi avant qu’on s’échappe à la dernière seconde et je me dis que pour y retourner, ce sera clairement pas aussi facile. Peut-être par voie maritime, maintenant qu’on a retrouvé du matos potable. Faudra qu’on y réfléchisse.

En attendant là, on a carrément autre chose à gérer.

Bruce.

J’ai tellement peur de croiser son regard en vérité. Parce que j’ai peur d’y lire de la déception. Faut dire que j’ai échoué à protéger sa ville pendant son absence et pas qu’un peu. Que j’ai à peine réussi à veiller sur Jason, c’est même lui qui m’a sauvé la mise à plusieurs reprises. Je n’ai pas été à la hauteur de ce qu’il aurait pu attendre de moi et ça me pèse depuis près de deux ans.

J’ai un bref regard en direction de Batgirl et de Batwoman. « Faites un dernier tour du quartier. Après vous rentrez chacune votre tour. Okay ? » Un bref hochement de tête de leur part et je me faufile dans l’ombre après avoir croisé le regard de Babs. Elle sait, ce qui me tracasse. On en a parlé déjà. Et tout ce qu’elle a pu dire ne m’a pas fait changer d’avis. J’ai pas été à la hauteur. Point. Maintenant, va falloir l’assumer.

Je finis par prendre une grande inspiration et par grimper sur la maison pour me glisser à l’intérieur par l’étage, aussi silencieusement que possible. Je mets plus de temps que d’habitude à descendre, mettant beaucoup trop d’application à remettre les planches sur la fenêtre alors qu’en temps normal, je suis déjà vautré sur l’un des matelas qu’on a réussi à trouver.

Mais là je descends plus doucement. Une marche après l’autre. En regardant mes pieds avec la plus grande attention. Je finis quand même par arriver dans le salon, difficile de trouver comment gagner encore du temps, même avec toute la mauvaise volonté du monde. Et je lance un sac en direction de Jay. « Constantine nous a filé de quoi le soigner. Babs a pensé à lui demander. » Avant d’ajouter, comme si tout était normal. « On a vérifié, personne ne nous a suivis. On devrait être tranquilles quelques heures. Les filles arrivent. » Je continue de regarder Jay ou mes pieds, selon l’inspiration du moment.

Sauf que ouais, va bien falloir que je me tourne vers lui. Ce que je finis par faire, d’une voix bien plus hésitante. « Salut Bruce. Content de voir. » Je suis incapable de faire un pas vers lui. J’ai jamais su faire de toute façon, même du temps où j’étais un petit con arrogant persuadé que la bonne option était de claquer la porte pour aller vivre sa vie de super-héros en costume. Y en a qui se priveraient pas pour dire que je suis toujours un petit con arrogant, on va pas se leurrer. Mais là, j’ai juste l’impression d’être le gamin de 12 ans qui ose pas toquer à la porte de celui qui vient de le recueillir. Et je me demande à quel point ça doit se voir sur ma tête. Ouais, ça craint je sais.  

De manière totalement objective, cette mission a été un véritable succès. Il y a eu des blessés certes, mais aucun de notre équipe, uniquement des extérieurs non prévus. Ce qui nous fait un bon point. Aucun n’est mort pour autant, et à ma connaissance, tout le monde a réussi à sortir. Donc Batcave trouvée, matos trouvé, Batman trouvé. Une réussite totale. Bon, le dernier point n’était pas prévu, c’est un bonus un peu incroyable. Mais… Wonder Woman est revenue. Flash est revenu. La logique était qu’il revienne aussi. Et c’est chose faite.

J’ai malgré tout un peu de mal à réaliser. Et je sais que je ne suis pas la seule. J’ai croisé le regard de Dick. Ce mélange de joie, d’inquiétude, et d’incertitudes. Et dans son cas, de culpabilité stupide et erronée. Je pourrais comprendre si cela concernait son état. Si nous l’avions trouvé plus tôt, si nous l’avions vu plus tôt, nous aurions sans doute pu lui éviter de se retrouver avec autant de blessures. Mais non, Dick se sent coupable de ne pas avoir été à la hauteur. Peut-être que les autres aussi, on en a pas vraiment discutés. Mais ils ne sont pas responsables. Nous avons fait notre possible… je crois. Ou j’essaie de m’en convaincre du moins. Je sais qu’on aurait pu, qu’on aurait du faire plus, faire mieux. Mais je sais aussi que ce n’était pas forcément possible.

Faisant le tour des ruelles, m’assurant de mon côté que personne n’a suivi Batman et Robin, je passe d’un immeuble à l’autre.
Batman et Robin. Le Retour. Tintintiiiiin !

Batman.

Et de nouveau, cette bulle de bonheur, d’espoir et d’appréhension mêlés. Et d’autre chose aussi. Comme un zeste de colère peut-être. Il est parti. Ils sont tous partis, mais lui… Ils comptaient sur lui. On comptait sur lui. Je m’arrête non loin de la planque et lance un regard vers le Manoir. Et on a pas réussi à tenir sans lui. Les enfants n’ont pas été à la hauteur. Ce n’est pas très glorieux. Mais je maintiens que nous ne pouvions pas tenir au vu des circonstances. Et si je suis on ne peut plus soulagée de le savoir à quelques mètres de moi maintenant, en compagnie des autres sans doute déjà, je suis quand même un peu… contrariée. Je ne sais pas, c’est curieux. J’ai toujours été persuadée qu’il reviendrait, soutenant Jason quand Dick doutait. J’ai toujours maintenu qu’il avait ses raisons d’être parti, ou que nous faisions de notre mieux ou que tout irait mieux, à son retour. Plus pour nous rassurer, me rassurer, que par réelle conviction parfois, mais j’y croyais. J’y crois encore. Seulement… Il n’est pas venu nous voir. On a appris son retour par hasard. Donc, oui, en analysant bien, je suis en colère.
Contre Batman.
Ça craint.

Je descends les marches en silence, après avoir vérifié pour la centième fois que personne ne nous avait suivi, et je les observe un instant. Je laisse filer un soupir silencieux avant de les rejoindre. Ma main effleure le dos de Dick, et je croise son regard une seconde. Pas vraiment un reproche, mais il connait assez mon avis. Je fais quelques pas en plus, me retrouvant aux côtés d’un Batman bien amoché, pour changer.

« Bonjour Bruce… T’as une sale gueule. » Je lui souris légèrement et relève les yeux vers Jason. « Ça va aller ou tu veux que je m’en occupe ? » Je sais bien qu’il est tout à fait capable de soigner ou recoudre. Mais là… On parle de son père.