Beauté et folie marchent souvent de compagnie.
Je ferme les boutons de son manteau et remets correctement son écharpe.
« C’est bon, on peut y aller maman ? Alleeeeeez, on va être en r’tard ! » Je lui souris et l’embrasse sur le front.
« Si tu arrêtais de courir partout, nous serions déjà prêtes ma chérie. » Elle fronce les sourcils et s’arrête subitement de sautiller. Aaron passe et lui ébouriffe les cheveux. Elle recule et se met les mains sur la tête.
«Papaaaaa ! Tu me décooooiiiffes ! » Je me mords la lèvre pour ne pas rire.
« Pardon ma chérie. Et ne t’inquiètes pas, si on est en retard, ce sera uniquement la faute de ta mère. » Elle me fusille du regard.
« Deux minutes, deux minutes et je suis prête. » Je tire la langue à son père et récupère mon manteau. Il s’approche et pose ses mains sur mon ventre, un léger sourire aux lèvres.
« Non, je boude. Ce n’est pas de ma faute, tu n’avais qu’à lui courir après ou aller à la recherche de sa chaussette perdue, on aurait gagné du temps… Et de toute façon, sans moi, ça ne sert à rien d’y aller. » Il rit et m’embrasse, et j’entends distinctement un beeuuurk venant de ma fille. Je souris.
« En route, allons voir si tu auras un petit frère ou une petite sœur. » Elle déplace la sonde sur mon ventre et l’image apparait à l’écran.
« On voit riiiiien, il est où ? C’est quoi ça ? Quand est-ce qu’on le voit ? » Je passe ma main dans ses cheveux et la sage-femme lui répond en désignant des endroits.
« Là tu vois, c’est son pied. Et le deuxième. Et là, c’est sa tête. »Lina plisse les yeux et essaie de distinguer les formes.
« Et tu voudrais quoi ? Un petit frère ou une petite sœur ? » Elle réfléchit.
« Une petite sœur, pour jouer. Mais un petit frère, il ferait ce que je veux, ce serait bien aussi ! » Je ris.
« Ça ne marche pas comme ça jeune fille. » Mais elle ne m’écoute pas, concentrée qu’elle est devant l’échographie.
« Vous voulez connaître le sexe ? » « Oui ! » Je hoche la tête en souriant alors que la sage-femme nous regarde Aaron et moi. Elle déplace la sonde et s’arrête.
« Ah. Tu auras un petit frère ! C’est un garçon. » J’inspire doucement et regarde Aaron en souriant, pendant que Lina saute partout et commence à poser tout un tas de questions.
L’après-midi passe rapidement, alors que l’on fait le tour des magasins, Lina restant intarissable. Nous dînons en ville, pour la plus grande joie de ma fille et la mienne. C’est chouette. Ce n’est pas si souvent que ça arrive, il est tellement pris par son travail. Même si je sais qu’il essaie de se libérer autant que possible pour être avec nous.
Il dépose la petite dans la voiture et l’attache. Je me tourne à moitié sur mon siège et la regarde dormi, remontant la couverture sur ses épaules en souriant. Je passe une main sur mon ventre et soupire.
« Un deuxième alors qu’elle commence à peine à se débrouiller seule… » Il me sourit et me dépose un baiser sur le nez.
« Je prendrais plus de temps, c’est promis. Le cabinet marche bien et… » « Et c’est une raison supplémentaire qui fait que tu ne peux pas te le permettre. » Il démarre.
« Ca ira ne t’en fait pas. » « Je rentrerais plus tôt. Et j’essayerais… j’essayerais d’être là plus souvent. » Je souris et lui caresse la joue. Je me penche et pose ma tête sur son épaule.
« Un garçon. Va falloir trouver des idées de noms. Et non, on ne l’appellera ni comme ton père, ni comme ton grand-père… et encore moins comme les miens. » Je baille et me redresse pour ne pas m’endormir quand bien même j’en aurais envie. Ce que je finis pourtant par faire.
*******
J’ai des moments d’absence.
J’ai des moments d’absence, et ça me fait peur. Comme quand vous prenez une cuite et que vous avez un trou noir. Vous faites ou dites des choses et vous n’en avez aucun souvenir. Les médecins disent que ça peut être suite à l’accident. Mais cela fait 6 mois maintenant.
Et quand je n’ai pas ces trous noirs, je navigue entre douleurs et déni. Et je me parle à moi-même. Rien de bien méchant, tout le monde le fait. Pas vrai ?
J’en ai eu un, à l’instant, de trou noir. En pleine répétition. Sauf que personne n’a rien dit, sauf que tout le monde a dit que j’avais été parfaite.
Je ne comprends pas.
Il est tard quand je rentre chez moi. Dans ce petit appartement. Je ne sais pas si je garde la maison, si je la vends, si je la brûle. Il y a beaucoup de choses pour lesquelles je ne sais pas quoi faire. Ou quoi dire. Comme ça par exemple. Je jette un coup d’œil dans le miroir et m’en approche. J’ai perdu du poids, je ne dors pas beaucoup et je ne mange guère plus. Mes joues se creusent et les cernes s’amplifient. Mais les gens ne disent rien, parce qu’ils ne le voient pas. Parce que je modèle assez pour ressembler au moi d’avant. Ça devrait m’effrayer d’être comme ça non ? De ne pas être… normale… Pourtant, je ne ressens rien. Même le fait de pouvoir modifier mon visage me laisse indifférente. Juste un vide immense.
J’appuie distraitement sur le bouton du répondeur qui se met en marche, et m’allonge sur le canapé. Je n’écoute même pas les messages, à quoi bon ?
Je ferme les yeux, espérant presque réussir à dormir. Mais je ne dors pas. Je rêve, je cauchemarde, j’erre entre deux.
Je revois les inspecteurs, leurs questions et leurs interrogations stupides et vides de sens alors même que la souffrance était insupportable. J’entends mes hurlements et mes pleurs résonner dans la chambre vide, sans nul autre auditeur que moi-même. Et de nouveau, les flashs m’aveuglent. Eux aussi m’assaillent de questions. Sur l’accident. Sur Aaron. Sur Lina. Sur le bébé. Ma seule et unique envie est de briser tous ces appareils, de leur fracasser le crâne et de….
J’inspire et m’essuie la joue. Même maintenant ils ne savent pas comment je suis encore en vie. Ils disent qu’apparemment, j’ai essayé de sortir Lina de la voiture alors que celle-ci prenait feu. Mais elle était déjà morte, la violence du choc, elle… son cou… Elle n’a pas souffert qu’ils ont dit. C’est censé me consoler ? Me faire sentir moins mal ? Ils y croient ? Aaron lui a fini avec une tige dans la poitrine, se vidant de son sang. Lui, ça a été long et douloureux. C’est lui qui m’a forcé à me réveiller, c’est de sa faute si je n’ai pas fini brûlé vive avec eux.
Et ils ne savent toujours pas ce qui a provoqué l’écart du camion en face. Ou ils ne veulent pas me dire. Ils ne servent à rien. Ils sont incapables de trouver quoi que ce soit. Même à l’enterrement, ils n’ont pas réussi à empêcher les journalistes de passer et de prendre des photos. J’ai fait la une des journaux plus souvent en quelques jours, quelques semaines, que durant toute ma carrière. Si au moins ils m’aidaient à comprendre. Je n’ai pas besoin d’eux pour savoir qu’il était talentueux et que son cabinet d’avocats était rempli d’espoir. Je n’ai pas besoin qu’ils me disent que c’est une tragédie.
Je me lève et me change rapidement.
Je vais courir.
*******
« Je ne sais pas, je ne me souviens pas ! » Je me lève et arpente nerveusement le bureau. Je me demande encore ce que je fais ici.
« Ecoutez, je sais que vous faites ça pour m’aider, mais je vais bien d’accord ? Je n’ai pas besoin de votre aide ou de qui que ce soit. Je vais bien ! Je ne sais même pas pourquoi je suis venue vous voir. » Si je le sais. Mais c’est impossible. Jamais je ne lui avouerais. Ni à lui, ni à personne. Je ne veux pas finir enfermée.
« Je vous remercie pour tout docteur, vraiment, mais je vais m’en aller. »Il me suit du regard.
« Vanessa, asseyez-vous et écoutez-moi. » Je tique sur le prénom, me demandant une nouvelle fois, durant une seconde, pourquoi je lui ai menti là-dessus. Et je me souviens.
« Peut-être est-ce difficile pour vous d’aborder certains points, mais je suis là pour ça. Vous vous relevez à peine d’un terrible accident. Vous avez perdu des membres de votre famille, votre enfant. Peut-être vous sentez-vous coupable. Quand on est unique survivant d’un tel drame, on peut se demander pourquoi nous, pourquoi les autres ne s’en sont pas sortis. Si vous me racontiez ce qu’il s’est exactement passé, aussi dur que cela soit, je pourrais vous aider. Vous avez besoin de soutien. Laissez-moi vous aider. »Je l’observe un instant, triturant mes gants. Je soupire, avant de me détourner et de laisser ma main glisser sur son bureau, effleurant l’ouvre-lettre qui s’y trouve. Je ferme les yeux une seconde et me tourne à nouveau vers lui, me rapprochant sans le quitter des yeux.
Ma main plonge dans son cou, enfonçant l’ouvre-lettre jusqu’à la garde. Il ouvre la bouche pour crier, mais aucun son ne sort, si ce n’est un genre de couinement. Difficile de hurler quand la trachée est atteinte. Je secoue lentement la tête.
« Je ne comprends pas pourquoi elle est venue, elle sait très bien ce qui est arrivé. » Je retire le petit couteau et le sang se met à couler plus rapidement. Il tend la main vers moi, l’autre se portant à son cou pour stopper l’hémorragie. Je recule lentement, un sourire aux lèvres.
« Et si c’est pour parler du reste, ma foi… que voulez-vous qu’elle vous avoue ? Qu’elle aime voir les autres souffrir ? » Il tombe à genoux, tentant de respirer, je le pousse du pied, et il chute sur le dos.
« Elle n’aime pas. Elle est… gentille. » Je fronce les sourcils et hausse lentement les épaules.
« Moi… » Je souris et m’accroupis à ses côtés, repoussant la main qu’il tend à nouveau pour me saisir. Décevant. Il n’essaie même pas de réellement se battre. Je hausse un sourcil dédaigneux.
« Vous m’ennuyez docteur… Vous l’angoissez et vous me lassez, et croyez-moi ce n’est pas un bon mélange. »Il respire difficilement, lentement.
« Votre fils va être tellement triste. Et votre femme aussi. Elle est drôlement jolie. » Je tourne la tête vers les photos posées sur le bureau, avant de le regarder à nouveau. Ses yeux s’écarquillent et il a l’air encore plus terrorisé qu’avant. Oui, ça doit être déstabilisant de se rendre compte que sa femme le regarde se vider de son sang. Mon sourire s’agrandit et je pose ma main sur sa joue.
« Mon pauvre trésor. » Je dépose mes lèvres sur les siennes et lèche le sang qui s’en échappe. Il essaie de parler, mais déjà ses yeux se voilent.
Je soupire. Insipide. Je me redresse et dépose l’ouvre-lettre sur le bureau. Et voilà, j’ai réussi à me salir, mes gants sont tachés. Je fais claquer ma langue. Maladroite. Je me retourne et détaille la pièce. Je fais un écart en arrivant près de lui pour ne pas tacher mes escarpins et fouille rapidement son bureau et sa valise. Ah voilà. Je m’empare de sa carte bleue et range soigneusement le tout.
Je récupère ma veste, avant de m’arrêter devant le miroir à côté de l’étagère. Je me nettoie rapidement, essuyant çà et là une ou deux traces de sang. Une touche de rouge à lèvre et je replace une ou deux mèches de la mise en pli parfaite de Madame… C’est quoi son nom déjà ? Peu importe, de sa femme. Impeccable. Je me souris. Il fait beau, ce serait dommage de ne pas en profiter.
*******
Mais non, tu ne rêves pas. Sérieux, à quoi ça sert de te voiler autant la face ? Tu vas te laisser mourir juste pour avoir raison ? Je sais que tu as du mal ma belle, mais je ne te laisserais pas tout foutre en l’air. Regarde autour de toi, tu as le monde à portée de main, il te suffit de le vouloir. Tu as voulu reprendre le travail, soit. Tu as même réussi à avoir le premier rôle, félicitations ! Alors tu te bouges le cul sinon je le fais à ta place ! Maintenant tu te reprends, et de suite ! « …ra? Tu m’écoutes ? »Je regarde autour de moi en cillant. Henry s’approche et me prend doucement par le bras pour m’entraîner à l’écart.
« Ecoute chérie, je sais que c’est la première fois que tu remontes sur les planches depuis… depuis l’accident. Mais tu t’es bien débrouillée jusque-là. Super bien même. La première c’est samedi, nous n’aurons pas de seconde chance. Mary peut… » « Non, pas besoin de Mary. C’est bon. Je connais mon texte. Je connais tout ça par cœur. Ca ira. » Je relève le menton. Il me jauge et hoche la tête, avant de se détourner.
« Bien on reprend, tout le monde en place. »Et la répétition continue. J’aime ce rôle, j’adore cette pièce. Et mis à part les regards de pitié, je les aime bien.
Ah non, elle, je ne l’aime pas, elle croit sérieusement être meilleure que moi ? Je suis bien meilleure que toutes ces petites pimpêches. Tu es bien meilleure ma belle. Je fronce les sourcils et secoue la tête. Nous reprenons et de nouveau, j’enchaîne les dialogues, souriante, criant ou m’esclaffant sans même réellement m’en rendre compte, comme si je n’étais moi-même que spectatrice.
« Mais peut être que ce soir, quand je te dirai que je t'aime, tu seras assez saoûl pour me croire. Peut être...En tout cas, sache-le, je n'ai pas ton charme de l'abandon. Je reste sur le ring jusqu'au dernier coup de gong, et je vaincrai, tu verras.
Et quelle est la victoire d'une chatte sur un toît brûlant ?...Peut être d'y rester jusqu'au-delà du possible.» Tu ne crois pas si bien dire. On reste, on joue et on gagne. C’est le seul et unique jeu que je connaisse.*******
Je soupire en essayant de stopper le tremblement de mes mains. Je n’ai pas envie d’y aller, mais ce n’est pas comme si j’avais le choix, j’ai besoin de ce travail, si on peut appeler ça ainsi.
Au début, je me suis demandée pourquoi je m’accrochais autant. Avant, j’avais au moins mon travail, le vrai, le théâtre, pour me donner envie, au moins un peu. Mais maintenant ? Maintenant, tout a disparu en même temps que la Ligue, ne reste que la souffrance et la destruction. Alors pourquoi ? Pourquoi je suis encore là ? Pourquoi je m’accroche ? J’ai mis du temps à m’en rendre compte, encore plus à accepter. J’ai tout perdu, et pourtant, je ne peux me résoudre à abandonner. Je n’ai pas envie de mourir, c’est aussi simple que cela. Voilà pourquoi je me rends au stade pour servir des brutes sans cervelle, pour échanger des verres contre des conserves. Pour avoir de quoi manger, de quoi vivre. Tout en vivant dans une maison magnifique, qui a été pillée certes, mais qui est redevenue… cosy ? On va dire ça. Et qui évidemment ne m’appartient pas. Je ne sais pas où sont les propriétaires, je n’ai jamais cherché à le savoir. Peu importe au final, je suis bien ici, je me sens presque… bien, presque en sécurité. Et presque chez moi. Et j’essaie de ne pas penser à mes absences, trop nombreuses et récurrentes pour les ignorer, mais je ne vois pas trop quoi y faire, et puis, au final, je m’en sors souvent avec plus de choses qu’avant, sans même savoir comment. Ce qui m’inquiète autant que cela me convient.
…
Le couteau se plante entre les doigts de la main que l’homme a posé sur le comptoir sans même que je ne regarde. A sa plainte, je baisse rapidement les yeux, haussant un sourcil en voyant perler le sang. Oups. La prochaine fois je regarderai. Je relève les yeux vers les siens, mon sourire toujours en place, ma main toujours sur le manche dudit couteau. Et sa menace, son insulte, que sais-je meurt sur ses lèvres quand il m’observe. Je sais ce qu’il voit. Détermination, folie, amusement, le tout dans des proportions plus ou moins variables. Et je sais aussi à quoi ça lui fait penser. Ou à qui. Je sais que je viens de perdre mon rôle de victime, même s’il ne sait pas encore ce que je peux être.
« Je vais te faciliter la vie. La marchandise est intouchable. Sinon, j’ai le droit de te couper ce que je veux. Vraiment, on me l’a dit, je te jure. » Mon sourire s’agrandit alors que je fais tourner le couteau dans ma main.
« Touche-moi encore une fois et je te le plante dans l’œil. » Son regard se durcit et il fait un geste, juste au moment ou l’un des vigile nous rejoint et l’envoie valdinguer pour de bon. Il sera sans doute moins vexé de se faire tabasser par un homme, et ne répondra certainement pas de peur de se faire expulser définitivement d’ici.
Je suis presque déçue, ça commençait à devenir amusant. J’ai une moue, reprends mon couteau et retourne servir les autres clients. Vu le regard qu’il m’a lancé, je le retrouverai peut-être dehors en sortant du travail, c’est tout à fait le genre à me sortir une phrase type ‘je vais te montrer qui est le patron’ ou ‘je vais te planter autre chose’… C’est désespérant ce besoin stupide et totalement machiste de vouloir démontrer sa domination ainsi, comme si ça prouver quoi que ce soit.
Le bon côté, c’est qu’il me divertira peut-être suffisamment.